Cohabitation, un drame pour la France


Cohabitation, un drame pour la France

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Que les choses soient claires. Il ne s’agit pas, pour nous, de rivaliser avec les plumes politiques de Causeur. Le charivari quotidien qui accompagne notre misérable vie publique sous le quinquennat « hollandais » dépasse la capacité d’analyse instantanée de votre serviteur. Mais trois événements significatifs se sont succédé depuis la mi-août : d’abord, les appels à la dissolution, venant des oppositions de droite, se multiplient ; ensuite, la capacité du président et du Premier ministre de maintenir leur majorité n’est plus assurée ; enfin, le plus grave, quoique le plus discret, les dirigeants de Berlin et de Washington affichent désormais le mépris qu’ils nourrissent pour la France. Il n’y a pas eu, dans toute l’histoire de la Ve République, d’épisode plus accablant pour notre pays que celui de la suspension du contrat de livraison à la Russie des navires de classe Mistral[1. .« Assez d’hypocrisie, rompez le contrat », a enjoint à la France un parlementaire allemand de Strasbourg.]. La France est en proie aux plus mauvais démons qui, dans le passé, l’ont conduite à se soumettre à l’étranger. Le pouvoir d’Angela Merkel et la tutelle idéologique de l’administration Obama s’imposent à elle comme le pouvoir des Habsbourg d’Espagne et la tutelle du pape sous la régence de Marie de Médicis. Dans cette atmosphère délétère, l’opinion est saisie d’une volonté de changement rapide, quelle qu’en soit la forme.

Or, il n’existe que deux hypothèses réalistes à ce jour : ou bien le pouvoir se maintient, au milieu du discrédit, ou bien le président fait jouer la soupape de sûreté en prononçant la dissolution. Dissolutionqui signifierait cohabitation, avec l’arrivée d’une majorité massive de députés UMP et centristes. Ce serait le quatrième épisode d’attelage gauche-droite sous la Ve République. Mais, si les Français y sont désormais accoutumés, ils ignorent pourquoi et comment le choix en a été fait, il y a trente ans, de par la volonté des acteurs politiques, et non en application d’une lecture de la Constitution qui s’imposait avec la force de l’évidence. Ils ne sont pas forcément conscients, de surcroît, que cette forme de gouvernement implique une grande unité de vues entre Matignon et l’Élysée sur les questions majeures de politique européenne et internationale, qui n’est pas assurée quand le monde est en proie à une crise géopolitique sans précédent depuis la chute du mur de Berlin. [access capability= »lire_inedits »]

Il n’y a pas d’erreur de date. C’est en 1984 et non en 1986 qu’a été décidée cette première cohabitation qui a fait jurisprudence. Ses deux artisans publics se nomment Chirac et Mitterrand, avec un troisième, placé en retrait, mais également visible, Édouard Balladur, et un homme de l’ombre, Ambroise Roux, président de l’AFEP[2. AFEP : Association française des entreprises privées.], qui regroupait les soixante plus grandes entreprises du pays.

Quels étaient, en 1984, les enjeux de cette cohabitation ? Pour les analystes politiques, il s’agissait de permettre le passage de témoin sans heurts entre la majorité socialiste et la nouvelle majorité de droite, alors que, dans les limbes, il s’agissait aussi d’ouvrir la voie à une expérience économique libérale, quelque peu inspirée du reaganisme et du thatchérisme, à la faveur de laquelle Jacques Chirac devait se projeter vers l’Élysée en 1988.

C’était effectivement le premier enjeu. Mais il n’a pas été décisif. Car Jacques Chirac avait la faculté de refuser la formation d’un nouveau gouvernement, de faire la grève de l’exécutif et de contraindre, par ce biais, François Mitterrand à la démission. Orl’homme était aussi déterminé dans ses décisions tactiques qu’il était fluctuant dans ses convictions doctrinales. Il n’avait pas eu peur d’affronter Valéry Giscard d’Estaing en 1976, en démissionnant avec éclat de Matignon, puis en créant le RPR, enfin en 1977, en marchant sur le corps de Michel d’Ornano, candidat giscardien à la Mairie de Paris.

L’enjeu décisif a été celui des privatisations. Elles formaient la pierre d’angle du programme économique élaboré par Édouard Balladur pour 1986. Tout un chacun, à droite, en acceptait le principe, mais la question de la méthode restait en suspens. Une fraction de l’opposition de droite, avec Raymond Barre à sa tête, voulait appliquer la procédure anglaise et américaine, consistant à vendre directement sur le marché, au plus offrant, les titres des entreprises et des banques privatisées. Dans cette hypothèse, il revenait ensuite aux nouveaux actionnaires de pourvoir leurs directions. Mais le président de l’AFEP, Ambroise Roux, ne voulait pas prendre le risque de laisser la désignation des nouveaux dirigeants à des actionnaires éparpillés. Il entendait verrouiller le capital des nouvelles entités par un mécanisme dit de « noyaux durs ». Il fallait faire en sorte que l’essentiel des émissions nouvelles soit souscrit par les grandes entreprises privées existantes. Puis, au fur et à mesure, les entreprises privatisées souscriraient à leur tour les nouvelles émissions. En fin de compte, on devait obtenir un ensemble de grandes entreprises privées solidaires par le biais de participations croisées.

Cela impliquait une procédure dite de gré à gré, selon laquelle le ministère propose à des souscripteurs choisis à l’avance de faire leur offre d’achat, en quantité et en prix. Dès lors, l’impératif était que Chirac et surtout son second, Édouard Balladur, prennent les rênes du gouvernement en 1986. Car, face à Raymond Barre, l’élection présidentielle qui aurait eu lieu au lendemain du départ forcé de François Mitterrand n’était pas gagnée d’avance pour Chirac. C’est ainsi qu’Édouard Balladur lança, dès 1984, dans un article mémorable paru dans Le Monde, le ballon d’essai de la cohabitation.

En fait, au moment de la publication, tout était déjà joué. L’entente entre Jacques Chirac et François Mitterrand avait été scellée par l’intermédiaire de deux go between, Ambroise Roux, reçu à l’Élysée de par sa dignité de grand patron, et Édouard Balladur, conseiller du président du RPR, mais aussi employé de la CGE, dirigée par Ambroise Roux. Mon lecteur doit comprendre que ce sont des considérations triviales qui ont joué à un moment crucial de la Ve République. Il fallait pouvoir appliquer les privatisations dans le mode retenu par le monde des affaires.

Certes, les mitterrandistes et les chiraquiens ont avancé le même argument pour justifier la cohabitation : il était exclu, selon eux, de porter atteinte à la légitimité du président élu au suffrage universel. Ils oubliaient que l’élection législative, récente, était porteuse d’une légitimité supérieure. Ils faisaient semblant d’ignorer que le président maintenu n’incarnerait plus la présidence voulue par le créateur du régime en 1958 et 1962. Ils fermaient les yeux sur le fait que, désormais, il y aurait deux Constitutions, selon qu’on devrait accepter la cohabitation ou non. Deux Constitutions contradictoires, ainsi que l’a dit plus tard Jean-François Revel : « Quand le président dispose d’une majorité à sa dévotion, il est une sorte de pharaon, quand il doit accepter la cohabitation, il est un soliveau. »

Jean Foyer avait d’ailleurs, dès ce moment, rejeté les arguments opportunistes avancés par les coteries mitterrandienne et chiraquienne. Dans un article paru dans la Revue des deux mondes, l’ancien garde des Sceaux du général de Gaulle rappelait l’épisode Millerrand, président de la IIIe République contraint à la démission en 1924 par Édouard Herriot et Léon Blum, chefs de la nouvelle majorité de gauche[3. Majoritaire en sièges mais minoritaire en voix.], au terme d’un bras de fer qui avait vu les deux leaders refuser d’entrer dans un nouveau gouvernement. Jean Foyer parlait en orfèvre de l’histoire républicaine et en dépositaire de l’esprit de la Ve République, dont il avait rédigé la Constitution aux côtés de Michel Debré, Jacques Soustelle, René Capitant et Louis Vallon ! Oui, affirmait en substance Jean Foyer, nous ne sommes pas contraints à une cohabitation malsaine, oui, nous pouvons maintenir la Ve République telle que l’a voulue son premier président. Sa voix a résonné dans le vide.

L’ironie de l’histoire veut que les « noyaux durs » voulus par Ambroise Roux et Édouard Balladur aient volé en éclats dès 1987 et que le scrutin présidentiel ait tourné à la confusion de Jacques Chirac, étrillé en 1988.

En effet, tandis que le nouveau gouvernement de droite mettait en œuvre son programme de privatisations, l’ancien ministre de François Mitterrand Jacques Delors, devenu président de la Commission européenne, impulsait une libéralisation des marchés financiers qui ouvrait les bourses du Vieux Continent aux fonds de placement anglais et américains. Ces fonds, une fois entrés en force, firent prévaloir la logique des marchés sur celle des noyaux durs et les entreprises privatisées durent se résoudre à accepter leur tutelle.

En effet encore, malgré le bénéfice d’une bonne conjoncture économique, Jacques Chirac n’a pas su conduire sa campagne présidentielle, au contraire de Mitterrand. Et nombre de Français ont été rejetés vers Mitterrand par la décision de supprimer l’IGF ainsi que la volonté esquissée par Philippe Séguin, ministre des Affaires sociales, de réformer les retraites, pour la première fois depuis la guerre.

Édouard Balladur en 1993, cela va de soi, mais aussi Lionel Jospin en 1997, ont accepté la jurisprudence de 1986. Mais ils l’ont appliquée dans le contexte nouveau qui domine les vingt dernières années, celui de l’unification monétaire européenne. C’est afin de protéger cette unification que le Premier ministre Balladur a maintenu l’amarrage du franc au mark, pourtant fort coûteux pour l’activité, l’emploi et les finances publiques. Et l’inclusion dans l’euro et dans l’Europe a délivré Lionel Jospin, installé à Matignon, du souci de justifier son abdication du socialisme[4. Hormis la décision du passage aux trente-cinq heures de travail hebdomadaire, de nature strictement électoraliste.]. Nous étions entrés dans l’ère de la sacralité européenne.

Balladur et Jospin ont aussi sabordé, à leur corps défendant, leurs ambitions présidentielles. Comme s’il y avait une règle implicite : le Premier ministre, accablé par le fardeau gouvernemental, ne pouvant plus apparaître vêtu de lin blanc devant l’électeur, est voué à perdre.

Mais la France de 2014 connaît un désarroi qu’elle ignorait en 1986, en 1993 et 1997. Elle est moins préoccupée de respect de la légitimité que d’efficacité politique, pour porter remède à ses maladies et à ses faiblesses. Certains de nos compatriotes, sinon la majorité, s’affligent de notre discrédit en Europe et dans le monde. Ils commencent à craindre que, faute de tournant historique, la marche au déclin prenne un tour irréversible. Une nouvelle cohabitation ne répondrait pas à leurs attentes.

En sens contraire, on ne voit pas comment le système politique, verrouillé juridiquement et protégé médiatiquement, pourrait connaître une révolution. Aucune personnalité nouvelle d’envergure ne se dégage. Aucun projet nouveau ne se dessine, où qu’on porte les regards. Les tabous de la période écoulée – monnaie unique, construction européenne, tutelle américaine – s’imposent sans contestation véritable.

C’est pourquoi, à moins d’un événement économique ou géopolitique qui viendrait détourner le cours actuel de l’histoire nationale, nous sommes voués à subir un pouvoir discrédité ou à lorgner sans enthousiasme vers une cohabitation encore plus malsaine et délétère que les précédentes.[/access]

*Photo : wiki commons.

Octobre 2014 #17

Article extrait du Magazine Causeur



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est un économiste français, ancien expert du MEDEF

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