Elles s’appellent Julia, Margot, Adriana, Sophie. Elles le trouvent d’une tristesse insoutenable, mou, fade, maladroit, indécis, raté, asexué. Elles le disent mauvais amant, homme piètre, écrivain surfait. Il n’a pas, il n’a guère, il a parfois mais si peu, si fugacement, illuminé leurs vies. Elles ont existé pour lui bien davantage qu’il n’a existé pour elles. C’est ce qu’elles disent. Et, jusqu’au bout, nous ne saurons strictement rien du rapport entre leurs paroles et la vérité. Voilà la règle du jeu.
Ça dit je, ça vit
Il est froid jusqu’à l’écœurement et bouge, selon les paroles d’Adriana la danseuse, « comme si son corps était un cheval qu’il montait, un cheval qui n’aimait pas son cavalier et qui regimbait ». Il ne veut pas se libérer du fardeau de son moi en accueillant en lui l’amour d’une femme. Il est incapable d’aimer, c’est-à-dire, simplement, de dire je de tout son être, de tout son corps. Il refuse de risquer un je. Toute son existence n’a consisté qu’à fuir l’épreuve de vérité de l’altérité féminine, qui aurait pu le rendre réel et lui faire atteindre le lieu houleux et béni, où, après la traversée de tous les miroirs narcissiques, en deçà de toute image, ça dit je, ça vit.
L’été de la vie de John Coetzee nous fait entendre ces quatre femmes dans leurs dialogues avec le Dr Frankl, qui a résolu d’écrire une biographie de Coetzee après la mort de celui-ci. Ces cinq entretiens sont encadrés par des extraits des carnets autobiographiques de Coetzee, dans lesquels celui-ci parle obstinément de lui-même à la troisième personne.
L’été de la vie, troisième tome de l’autobiographie fictive de John Coetzee, est donc à proprement parler une hétérobiographie, puisque Coetzee y passe à la moulinette d’un tiers imaginaire nommé Frankl. Et même une hétérohétérobiographie, puisqu’elle doit passer par l’altérité plus sérieuse et plus redoutable de quatre femmes. Quatre femmes qui nous disent que John Coetzee ne sait rien du pays des femmes. Qu’il s’est intéressé, tout au plus, à des images, mais à peu près jamais à elles.
Son roman nous fait pourtant bel et bien entendre ces quatre voix féminines. Et ce, on ne peut plus charnellement, avec un souverain effet de réel. Il constitue donc la démonstration en acte du contraire. La forme romanesque de L’été de la vie est celle d’une déroutante contradiction performative.
Trois points communs avec Houellebecq
L’été de la vie possède trois points communs avec La carte et le territoire de Michel Houellebecq. D’abord, la violence qui y est faite au narcissisme humain élémentaire, la violence extrême dans la description d’un personnage portant le nom de l’auteur. Dans le cas de Houellebecq, la part d’humour et de jeu semble plus grande. Dans celui de Coetzee, même si ces dimensions sont présentes aussi, L’été de la vie donne le sentiment d’une cruauté contre soi plus réelle, d’une lutte avec soi plus serrée et douloureuse.
La seconde parenté avec La carte et le territoire est le motif du rapport entre père et fils. Le personnage nommé Coetzee vit en formant un étrange couple solitaire avec son père malade. Ce couple semble constituer pour lui un rempart inconscient contre les femmes, une forteresse désolée dans laquelle il se terre, à l’abri de leur amour. Un père qui semble être, en dépit des soins prodigués par son fils, l’objet d’une haine tenace. Chez Houellebecq, la fidélité du fils – Jed Martin – est celle de l’amour. Chez Coetzee, l’amour lutte timidement contre la fidélité de la haine.
Forte composante bloomesque
Il y a enfin une parenté entre les personnages nommés Coetzee et Houellebecq. Elle réside dans la forte composante bloomesque de leur personnalité. Le Bloom, tel que Tiqqun l’a dépeint dans la Théorie du Bloom, est la forme de subjectivité contemporaine dominante, qui se caractérise par une radicale absence à soi et au monde. Le Bloom désigne la torpeur de l’étrangeté, du déracinement, le sentiment permanent que notre vie est vécue par un inconnu qui nous est entièrement indifférent. Le Bloom est inséparablement le comble de la lucidité sur soi et le comble de l’impuissance, de la paralysie vitale. Il se voit il dans le miroir.
Dans L’été de la vie, nous pouvons vérifier que si le Bloom ne ressent jamais rien, c’est parce qu’il ressent toujours tout. C’est précisément parce que ses affects sont d’une immense intensité qu’il les dissimule au fond de son corps et les anesthésie sous une épaisse couche de glace. Qu’il viole sa chair en la transformant en pierre qui ne sait et ne sent rien.
Les trois secrets que le personnage nommé Coetzee a enfouis sous la glace sont la situation historique tragique de son pays, la haine torturante vouée à son père et – comme Jed Martin – la mort précoce de sa mère, à propos de laquelle il garde farouchement le silence.
Pourtant, L’été de la vie constitue la preuve que John Coetzee est, comme nous tous, un Bloom manqué. Puisque sa littérature, selon les vœux de Kafka, parvient à briser en nous la « mer de glace ».
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