Ce fanfaron pratiquant le double jeu ne croit en rien. Il ne respecte rien. Il se moque des puissants et des humbles, du mariage et du travail, des mœurs dissolues de la bourgeoisie comme des excès frénétiques de vertu qui secouent parfois les Italiens contrits. Partagés entre le goupillon et l’édredon, ses compatriotes semblent englués dans d’inavouables paradoxes. A ses yeux, toutes les institutions sont néfastes par nature, car perverties par l’esprit querelleur et boutiquier des hommes. « Je n’ai pas d’idéal », fait-il dire à l’un de ses héros de papier.
Un Don Quichotte piémontais
Ce nihiliste transalpin, anarcho-conservateur comme le définit Umberto Eco, a promené son regard désabusé sur les Années folles. Il a choqué le peuple, scandalisé les élites et laissé sur son passage, un tapis de souffre et d’ironie encore fumant. De son vrai nom Dino Segre (1893-1975), ce journaliste et romancier est plus connu sous le sobriquet de Pitigrilli (petit-gris), en hommage à la fourrure d’écureuil qui décorait le manteau de sa mère. Polémiste redoutable, pourfendeur intraitable des travers humains, ce Don Quichotte piémontais au style aussi pétaradant qu’une Lambretta a une manière unique et désopilante de balancer sur ses contemporains, de débusquer leurs moindres écarts. Il cherche la noirceur des âmes avec une certaine délectation, voire obstination.
Sans rédemption, il pilonne les bien-pensants et les ordres établis. Maître en aphorismes cinglants et en raccourcis sanglants, il manie la plume comme un condottiere mène ses mercenaires à la bataille. Sans foi, ni loi. En 1921, il publie Cocaïne aux éditions Sonzogno de Milan. Ce roman d’apprentissage ou plutôt de dévergondage ce qui revient au même est, de nouveau disponible, chez Séguier dans la collection L’indéFINIE. A partir de ce brûlot halluciné, Fassbinder écrivit un scénario qui ne vit jamais le jour.
Après-guerre, l’outrance était la norme
A la manière d’un Gabriele D’Annunzio, Pitigrilli raconte l’arrivée d’un italien prénommé Tito Arnaudi dans un Paris flamboyant où les tentations obscures et vaines vrillent les existences bien charpentées. Personne ne résiste à l’appel du « Mal ». Cette aspiration est fatale. « J’aime vos livres mais vous n’êtes pas un écrivain italien : vous êtes un écrivain français qui écrit en italien » aurait lâché le Duce, pas insensible à cette plongée noire dans une ville soumise au stupre et aux drogues fortes.
Tito débarque donc dans un hôtel borgne du côté de Montmartre qui sent la savonnette et l’odeur de « sueur féminine ». Il va trouver dans les arrière-salles glauques, l’enivrant manège de la coco où les adorateurs de la poudre se plient à un étrange rituel. De cette expérience, il aligne un article qui le fait remarquer par un directeur de presse. De quoi s’installer à l’Hôtel-Napoléon situé Place Vendôme et de lancer son ascension professionnelle. Tito a mis le nez dans un engrenage qui n’appelle pas de retour en arrière. Cocaïne est à la fois un roman plein de sève et d’irrévérence, mais aussi le récit réaliste sur cette drôle d’après-guerre où l’outrance était la norme. Entre le poison blanc et les amours multiples, Pitigrilli dénonce tous les faux-semblants d’une société si contente d’elle-même.
Il dézingue le journalisme
Par la voix de Tito, le romancier dézingue le journalisme en inventant de fausses nouvelles et en démontrant les mécanismes pervers de l’information. « Que de pantins qui vocalisent présomptueusement dans ces salles (de rédaction), que de mégalomanes qui se vantent de succès jamais obtenus ! » écrit-il, à propos de cette profession sentencieuse. Deux mots lui viennent à la bouche pour les qualifier : l’irresponsabilité et l’incompétence. On jubile quand Pitigrilli fustige la chasteté, la fidélité et toutes les valeurs communément admises. Tito retrouve à Paris son ancienne amie, Madeleine, « prédestinée aux amours circonspectes d’un comptable méticuleux et néo-malthusien, ou aux attaques imprudentes d’une métallurgiste prolifique, brutal et syndiqué » devenue Maud, danseuse en frac ! Il s’émerveille de sa liberté d’opinion et s’agace de ses gestes. Tito n’en est pas moins homme, la jalousie vient le tirailler. Cocaïne est un objet littéraire curieux et irritant, oscillant entre le témoignage d’époque et la charge virulente. Les considérations sur les mérites d’épouser une veuve sont d’une drôlerie rarement atteinte. « Pour moi, la veuve, c’est la femme idéale. Mais pas ta veuve arménienne : une petite veuve dont les premiers appétits soient déjà calmés » lui conseille son rédacteur en chef. C’est cruel, vachard, lumineux, absurde et parfaitement insolent.
Cocaïne, Pitigrilli, Editions Séguier, 2018.
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