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La boîte du bouquiniste

"Cléopâtre", de Jean Bertheroy


La boîte du bouquiniste
Jean Bertheroy D.R

Les bouquinistes ne sont pas virés des quais de Seine durant les JO. Causeur peut donc fouiner dans leurs boîtes à vieux livres.


Il faut lire dans Cléopâtre, de Jean Bertheroy, la description des jardins d’Alexandrie, de la procession des prêtres, de la double mort d’Antoine et de la reine d’Égypte : c’est du Flaubert !

Il paraît qu’une malédiction touche les imprudents qui cherchent à percer les secrets de la Lagide : ils en tombent amoureux. Certes, la plume de Jean Bertheroy – une femme !–, propage quelque chose de si voluptueux que le lecteur, par quel mystère ?, s’éprend irrésistiblement de cette triple figure historique, littéraire et mythologique.

Mais revenons à l’auteur. Si le style, c’est l’homme même (Buffon), je laisserai le style de Bertheroy témoigner pour elle. De son histoire en effet, à peine sais-je qu’elle naquit Berthe Le Barillier en 1858, et mourut en 1927 ; qu’elle publia au Figaro ainsi qu’à la Revue des deux mondes ; qu’elle reçut la Légion d’honneur, et pas moins de trois prix de l’Académie française ; qu’elle écrivit un nombre conséquent de poésies et de romans historiques, la plupart sur l’Antiquité ; enfin, que le collectionneur dénichera plus facilement ses autographes que ses ouvrages, car ceux-ci, depuis plus de cent ans, ont presque entièrement cessé d’être édités.

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Bertheroy aurait tout pour plaire, pourtant. Féministe (au sens large : mais tout de même, on lira dans Femmes antiques de jolies odes au beau sexe), elle ne composa jamais rien qui pût trahir de douteuses idéologies, ni même qui pût sortir son lectorat d’un certain confort de salon. Elle était poète excessivement sculpturale, dans la pleine veine de l’art pour l’art, esthète, c’est-à-dire ne cherchant dans l’écriture que la pure beauté formelle, et sans doute la concevant comme un formidable moyen de s’évader de sa modernité. Je citerais sans fin sa plume admirable, celle du Colosse de Rhodes particulièrement, mais ses titres déjà sonnent comme des poésies : Sybaris, Les Vierges de Syracuse, Le Tourment d’aimer, Amour, où est ta victoire ?

Certes, Jean Bertheroy fut aussi de cette préciosité descriptive d’un certain XIXe, celui de Flaubert, celui de Gautier surtout (Le Roi Candaule), terriblement passée de mode. Son récit, tout en rythme, est tout en pauses, technique et savant. Bertheroy, tels ses aînés, composait à la manière d’un artisan : péché mortel !

Car l’époque, hélas, est à la littérature populaire en 140 signes : une description longue ornée de mots rares, cela n’intéresse plus personne et n’a pas la moindre chance de triompher sur le grand marché. « Trop de notes », disait à Mozart l’empereur Joseph : à bon entendeur !

L’on n’est pas censé faire les livres comme les boîtes de conserve, mais comme les pendules, professait La Bruyère : ce serait fort judicieux de s’en souvenir, et à l’heure de l’intelligence artificielle, de penser un peu moins à la quantité, un peu plus à la qualité ; et à défaut de meilleur, pourquoi pas ?, saisissant l’occasion d’une fortuite trouvaille chez un bouquiniste, de lire ou de relire la prose poétique de Jean Bertheroy, plutôt que les dernières baguenauderies de nos ronds-de-cuir.

Jean Bertheroy, Cléopâtre, Armand Colin et Cie, 1891.

Été 2024 - Causeur #125

Article extrait du Magazine Causeur




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Ancien étudiant au lycée Henri-IV de Paris, avocat puis professeur de lettres, Paul Rafin a créé le blog Les Grands Articles, consacré à la littérature française et étrangère. www.lesgrandsarticles.fr

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