Loin de l’image surannée d’un cinéaste conventionnel, un documentaire d’Arte ainsi que l’essai de Ludovic Maubreuil montrent toute la complexité d’un homme et d’une œuvre qui va bien au-delà d’une peinture de son époque.
Il est bien fini le temps où les critiques considéraient le cinéma de Claude Sautet comme un reflet bourgeois de l’époque giscardienne. Refrain ô combien entendu. Il était temps. En ce mois de mars de cette triste année 2021, on lui rend partout hommage. Netflix a programmé plusieurs de ses films, Arte diffuse le superbe documentaire d’Amine Mestari : Le calme et la dissonance qui fait apparaître un Sautet tout en nuances et complexité, et enfin l’ouvrage de Ludovic Maubreuil Du film noir à l’œuvre au blanc vient de paraître aux éditions Pierre-Guillaume de Roux.
Il s’agit d’une analyse très exigeante, universitaire mais singulière : les films de Sautet sont analysés comme une mécanique qui se grippe dans une sorte d’empire des signes, presque ésotériques. « Sa mise en scène, à tout point opposée à celles, sibyllines et creuses de notre temps, se révèle riche de significations secrètes et cependant immédiatement accessibles. Il faut donner tort à ceux qui n’ont jamais vu en son cinéma, qu’aimables analyses sociologiques et académisme bourgeois. »
Dès son premier film « Classe tous risques » en 1960, Sautet fut gêné par la Nouvelle Vague, car ce premier opus sortira très malencontreusement le même jour que A bout de souffle de Godard. Ce n’est que dix ans après, en 1970, grâce au scénariste Jean-Loup Dabadie qu’il rencontre enfin le succès avec Les choses de la vie, même s’il fut boudé à Cannes à une époque où le cinéma devait être explicitement engagé.
Trio infernal et mécanique huilée
Ce film genèse définira la thématique propre à Sautet: le trio infernal, la trinité qui n’aboutit jamais, mais qui entraîne la faillite du couple. L’empêchement sentimental est au centre de son cinéma. Comme l’écrit Ludovic Maubreuil, « Sautet a toujours pris un malin plaisir à subvertir la classique trame cinématographique: boy meets girl, boy loses girl, boys gets girl back (…) Dans Les Choses de la vie, cette chronologie se voit ainsi perturbée de manière exemplaire: la rupture nous est montrée avant la rencontre et la réconciliation pourtant actée ne se réalise pas. » La construction en flash back crée également une distanciation quasi brechtienne ; les couples, chez Sautet, sont toujours dans un entre deux, se quittent ou n’arrivent pas à communiquer, mais toujours avec délicatesse. Sautet est à la fois délicat et subversif. Piccoli disait de lui qu’il était si angoissé et bouillonnant qu’il était obligé de s’astreindre à beaucoup de rigueur. En effet ses films obéissent à une mécanique très précise et bien huilée, comme pour ne pas se laisser déborder.
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Pour signifier la faille, annoncer le malheur ou la joie, toujours mezzo voce, le cinéaste envoie des signaux, des petites choses de la vie qui se répètent, des gimmicks. Ainsi, la pluie est de mauvais augure: « C’est une pluie qui surprend, qui tombe dru et qui oblige à s’abriter en urgence mais surtout annonciatrice de tourments, ou plutôt de tournants dans l’histoire. » Au sein du couple, lorsque César rencontre son rival David pour la première fois dans César et Rosalie. Mais la pluie surgit aussi à des moments plus violents, comme lors d’une bagarre entre père et fils (Yves Robert et Patrick Dewaere) dans Un mauvais fils. L’escalier est fatal, comme celui que remonte Yves Montand / Vincent dans Vincent François Paul et les autres, après avoir passé un coup de fil qui lui annonce sa probable faillite. Le feu en revanche, par exemple toujours dans Vincent, François, Paul et les autres, renforce les liens d’amitié.
Sautet est d’une pudeur sans limite lorsqu’il évoque l’amour dans ses rares moments de grâce. Il ne montre que de brèves étreintes, selon l’expression de Maubreuil, ainsi, dans ce flash back où les couples qui se délitent de Vincent, François, Paul et les autres, sont montrés en train de danser. On sait alors qu’ils se sont aimés un jour. Le cinéma de Sautet est elliptique et c’est une des raisons pour lesquelles il est à mon sens aussi puissant. Mais la mécanique finit toujours par dérailler pour nous mener à la « faille ontologique ».
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Car le monde de Sautet se fissure sans cesse. Il y a comme une impossibilité d’accomplissement. Le mariage impossible, l’amitié enfuie, les femmes fortes et les hommes «faibles et merveilleux, qui se retirent du jeu avec grâce» comme disait Tennessee Williams.
Côté sombre et côté doudou
Ludovic Maubreuil convoque l’alchimie, l’ésotérisme et la psychanalyse jungienne, notamment le concept de synchronicité lorsqu’il analyse le côté sombre du cinéaste. Le réalisme en touches qui fait jaillir un mystérieux symbolisme. La dissonance. Cette dissonance qui est parfaitement incarnée dans le personnage de Daniel Auteuil / Stéphane dans Un cœur en hiver, film mal aimé mais peut-être le plus proche finalement de l’âme du cinéaste, et dénué de tout artifice. Stéphane traverse le film comme un fantôme cynique, refusant l’amour d’Emmanuelle Béart / Camille. Chez Sautet, il n’y aura jamais, jusqu’à la fin, d’amour heureux. Cependant, chez ceux de ma génération, Sautet reste un cinéaste réconfortant, un peu « doudou ». Car c’est la France des jours heureux, celle que nous avons connue enfant et qui nous manque cruellement. Le temps des brasseries bruyantes et enfumées, et Piccoli la clope au bec à longueur de films. Avec la petite musique à la fois lyrique et étouffée de Philippe Sarde. Cette France que chantait aussi Michel Delpech qui fait partie de la bande son de l’époque: « Lorsqu’il est descendu pour acheter des cigarettes, Jean-Pierre savait déjà qu’il ne reviendrait plus jamais » chante-t-il dans Ce lundi-là. Il y a dans ce bout de texte, toute l’essence de celui qui est sans doute un de nos plus grands cinéastes.
Le calme et la dissonance d’Amine Mestari sur Arte.tv (jusqu’au 1er mai)
Du film noir à l’œuvre au blanc de Ludovic Maubreuil (Pierre Guillaume de Roux)
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