Claude Rochet appartient à cette race d’énarques pour laquelle le service public a encore un sens. Spécialiste de la ville de demain qu’il pense dans sa globalité, il nous fait explorer Les villes intelligentes à hauteur d’homme, loin des chimères néo-progressistes. Entretien.
Daoud Boughezala. L’automne dernier, je me trouvais à L’Aquila, capitale des Abruzzes dont le centre a été complètement détruit par le tremblement de terre de 2009. La cité martyre doit aujourd’hui devenir une « smart city » connectée aux différents services urbains par un unique conduit souterrain. En quoi le modèle de « smart city » diffère-t-il de votre définition de la ville intelligente ?
Claude Rochet. D’un point de vue purement technique, il est plus facile de construire une ville intelligente à partir de rien plutôt que de reconvertir une ville conçue de manière inintelligente. C’est un problème classique de conception de produit complexe composé de multiple sous-systèmes en interaction. Prenons l’exemple de la construction automobile : dans le processus classique, le véhicule était conçu sur plans et s’il y avait des défauts, il fallait les corriger. Cela est très coûteux et n’est pas toujours possible si l’on doit retoucher les moules qui emboutissent les pièces. Les constructeurs ont appris à retarder au plus tard le « calage des variables » des différents paramètres en faisant remonter en amont l’apparition des défauts à l’aide de techniques de prototypage et de scénarisation. Il en est de même pour une ville : un planificateur urbain qui voudra construire une cité idéale la concevra sur plan puis la construira de manière descendante (ce que l’on appelle conception top-down) de sorte que les problèmes n’apparaîtront qu’une fois le béton coulé, rendant problématique et à tout le moins fort coûteuse toute modification.
Une ville détruite physiquement va offrir de la liberté aux concepteurs et la question est la bonne utilisation de cette souplesse. Le bon processus est de passer à une conception systémique où l’on pense la ville comme un tout, un système de vie humain avant d’être un conglomérat d’artefacts physiques, ce qui implique de passer d’une démarche verticale top-down à une démarche ascendante (bottom-up) qui part de l’analyse et de la conception des systèmes de vie des habitants, c’est la décision prise par les autorités de la ville de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, après sa destruction par le tremblement de terre de 2011.
Il y a une condition à cela : si la ville est détruite physiquement, elle n’est pas détruite humainement : son capital social demeure et il est le socle de la reconstruction.
Dans le cas que vous citez, il est bien sûr utile de profiter de la liberté donnée par la déconstruction pour construire un « bus » numérique autour duquel brancher les services numériques de la future ville intelligente. Mais attention : l’intelligence ne vient jamais de la technologie aussi belle soit-elle : elle n’est qu’un outil qui permettra de faire maintenant ce qu’on ne pouvait pas faire avant. Dans tous les cas, c’est une démarche de conception qui part des habitants qui est nécessaire et non celle d’un architecte qui ignorera la vie réelle des habitants, voire voudra la modeler, comme Le Corbusier.
La pauvreté, les inégalités, l’ignorance sont des facteurs de mise en cause de la résilience
Tristement célèbre à cause de l’attentat contre les mosquées, la ville néo-zélandaise de Christchurch est une de vos références en matière de gestion urbaine. Pourquoi ?
Après le tremblement de terre de 2011, la nouvelle maire s’est opposé au projet du gouvernement de faire reconstruire la ville par une agence gouvernementale sur mode top-down. Le principe adopté a été celui de la résilience urbaine. Située sur une zone sismique, la ville sera inévitablement à nouveau soumise à de nouveaux tremblements de terre. Au-delà de la fiabilité physique des bâtiments, l’enjeu a été mis sur la résilience du tissu social, soit la capacité de la population à intégrer les comportements appropriés face à une catastrophe sans attendre les ordres d’un pouvoir central. Pour ce faire, la nouvelle maire a décidé que la ville devait être reconçue selon un processus bottom-up. Elle s’est appuyée sur les conseils de l’architecte danois Jan Gehl qui se définit comme un anti-Le Corbusier et anti Oscar Niemeyer où c’est l’architecture qui définit la fonction. Au contraire, Jan Gehl part de l’analyse des fonctions humaines pour concevoir les fonctions urbaines. Il est le théoricien et le praticien de la ville à l’échelle humaine conçue à partir de la vision et des besoins d’interaction d’un piéton se déplaçant à 5 kilomètres/heure. Une multitude d’ateliers de créativité animés par les habitants ont fait émerger une structure appropriée à leur vision de la ville et de ses fonctionnalités à traduire ensuite dans les structures.
Cette conception de la résilience ne porte pas que sur l’urbanisme stricto sensu mais sur l’ensemble du tissu social : la pauvreté, les inégalités, l’ignorance sont des facteurs de remise en cause de la résilience. La ville a nommé un Chief Resilience Officer qui gère 10% des ressources de la ville dans cet objectif. D’autres villes comme Hong-Kong ont depuis adopté cette fonction pour renforcer la résilience de la ville face aux ouragans.
Cette démarche est cohérente avec le capital social de Christchurch qui a une longue tradition de participation civique. On peut être ainsi partisan de ces démarches qui comportent une forte composante de démocratie directe pour une raison politique et pour une raison technique, les deux entrant en résonance.
Il n’y a pas à ce jour d’énergie totalement renouvelable
Vous critiquez les énergies renouvelables car celles-ci consomment énormément de métaux rares. Où en sommes-nous de la révolution verte qu’on nous annonce à grands cris depuis la Cop 21 ?
La publication en 2018 de l’enquête de Guillaume Pitron a permis de faire un point sur cette question.
Il n’y a pas à ce jour d’énergie totalement renouvelable, il y a des énergies intermittentes qui doivent être couplées avec des énergies fossiles ce qui peut être source d’une plus grande pollution comme dans le cas du couplage des éoliennes avec des centrales à charbon. A terme, l’énergie la plus renouvelable sera sans doute l’hydrogène sous forme de pile à combustible, mais il faut toujours une énergie primaire puisque le mouvement perpétuel n’existe pas ! Ce peut être le soleil, l’eau, le vent mais avec à chaque fois derrière une technologie qui n’est pas forcément « verte ». Je cite dans mon livre l’exemple d’une pompe à eau potable conçue avec des villageois en Angola par mon ancien étudiant le Dr. Morris Musséma. L’eau est à la fois la ressource à distribuer et l’énergie primaire renouvelable. L’ensemble, conçu selon les principes de l’écoconception, est automaintenable par les habitants, fabriqué à partir de matériaux et de systèmes de connaissance indigène sans dépendance d’une technologie étrangère.
Il faut penser l’énergie comme un cycle de vie complet. Dans le cas du véhicule électrique, dans l’état actuel du stockage de l’énergie électrique, on sait qu’au-delà de 400 kms d’autonomie un véhicule électrique pollue plus au niveau de son cycle de fabrication et de son recyclage qu’un véhicule à énergie fossile tout au long de son cycle de vie. Le problème est que cette évidence peut se maquiller en exportant les activités polluantes dans des pays neufs, comme la Chine qui sacrifie une partie de sa population au profit de l’apprentissage technologique.
La « révolution verte » ne saurait être monocausale et liée à un seul type d’énergie. Elle ne peut être que les résultats de la mise en symbiose, comme l’analyse Isabelle Delannoy dans L’Economie symbiotique, des trois ecosystèmes de l’activité humaine : les écosystèmes naturels, industriels et humains. Symbiose veut dire que la consommation d’une partie ne diminue pas la valeur du tout mais l’augmente, l’économie se régénérant, chaque écosystème consommant les rejets des autres écosystèmes.
Si l’on analyse les villes comme des systèmes, un des principes de base de la systémique est que la suroptimisation d’un des sous-systèmes aux dépens des autres aboutit à la sous-optimisation de l’ensemble. Le plus parfait exemple en est donné par la religion de la piste cyclable à Paris, qui, selon les analyses de Airparif, pour des améliorations locales de la qualité de l’air, résulte en sa dégradation à l’échelle urbaine et surtout péri-urbaine. On n’a fait que mettre la poussière sous le tapis, soit déplacer la pollution, chez les plus pauvres bien sûr.
La Russie profite de l’opportunité offertes par les sanction occidentales pour redéployer ses exportations énergétiques vers l’Est
Plus grand pollueur mondiale mais aussi investisseur dans les énergies vertes, la Chine joue-t-elle au pompier pyromane ? Le projet de nouvelles routes de la soie est-il écologiquement viable ?
Le paradoxe de la route de la soie est qu’il allie deux notions contradictoire : le principe d’harmonie (à la base de la philosophie chinoise qui veille à l’équilibre entre les composantes des systèmes de vie), et le principe cartésien hérité du communisme de « l’homme maître et possesseur de la nature » qui est la négation de l’harmonie au nom de la recherche sans frein du développement. La politique de la route de la soie cherche à combiner ces deux principes en définissant un système large d’approvisionnement en matières premières qui font défaut à la Chine (pétrole, énergies, produits agricoles, bois et même sable nécessaire à la construction des villes). Le principe de la politique est que les infrastructures financées par la Chine dans les pays de la Route soient complétés par des investissements dans l’économie locale pour lui permettre d’être autonome. Piloter l’équilibre systémique d’un tel projet nécessiterait que chaque pays partie prenante ait intégré les principes d’un tel équilibre, d’une telle symbiose entre le local et le tout. Le principe de la route de la soie, surtout dans sa version Nord avec l’ouverture de la route de l’Arctique, est de créer un système équilibré d’échange énergétique. La Chine doit réduire sa dépendance aux centrales à charbon et les énormes pollutions qu’elles provoquent et souhaite profiter du gaz russe dont la production est en plein développement avec le développement des gisements en Arctique. De son côté, la Russie profite de l’opportunité offerte par les sanction occidentales pour redéployer ses exportations énergétiques vers l’Est avec les développement des exploitations gazières et pétrolières de la mer de Barents où la Chine contribue au financement du projet Yamal.
Sous le double effet du changement climatique et des changements dans la compétition internationale pour l’accès aux ressources, c’est un nouvel ensemble russo-chinois fondé sur l’interdépendance énergétique qui est en train d’émerger. On voit apparaître en filigrane l’idée d’une gestion symbiotique entre écosystèmes russes, chinois et asiatiques. Nous sommes bien sûr loin du compte, mais il est intéressant que les Chinois soient parmi les premier à acheter la traduction du livre d’Isabelle Delannoy !
La politique chinoise est tout entière guidée par l’analyse de son histoire et celle de son déclin. La Chine, pays riche en terres et en industrie, étant parvenue à se mettre à l’abri des invasions, a rejeté la technologie occidentale et n’a pas vu venir les menaces militaires qui allaient la réduire à un état de colonie à partir du milieu du XIX° siècle. La politique des dirigeants chinois depuis la chute du maoïsme a été au contraire de s’ouvrir à la technologie occidentale pour stimuler l’apprentissage technologique de la Chine, qui est en passe de devenir un leader mondial en innovation. Sa taille lui permet de sacrifier une partie de son territoire – et de sa population – par l’exploitation des terres rares et le recyclage des déchets électroniques de l’Ouest, afin de contrôler la chaîne industrielle des énergies intermittentes. On devient bon et compétitif en traitant les problèmes que l’on a à résoudre chez soi : la Chine a compris que sa politique urbaine, à trop vouloir imiter l’Occident, était une impasse contraire au principe d’harmonie et génératrice de troubles. Elle repense complètement son développement urbain en prenant comme jalon négatif le Brésil et ses villes géantes gangrenées par la pollution et le crime. On ne voit pas ce qui va l’empêcher de devenir un leader dans le développement non-polluant dans les années à venir.
Le principe fondamental de la ville médiévale était le développement comme un organisme vivant
Tout bien pesé, pourquoi jugez-vous la ville médiévale plus riche d’enseignements que les utopies urbaines constructivistes ?
La ville médiévale a été l’objet des analyses des plus grands historiens du développement urbain comme Lewis Mumford, analyses reprises par les théoriciens contemporains de la systémique comme Chris Alexander. Le principe fondamental de la ville médiévale était la croissance organique, soit le développement comme un organisme vivant. Pour Mumford, « la croissance organique ne part pas d’un but préconçu. Il évolue de besoins en besoins, d’opportunités en opportunités dans des séries d’adaptations qui elles-mêmes deviennent de plus en plus cohérentes et finalisées, de sorte qu’elles génèrent à la fin un design complexe à peine moins unifié qui motif géométrique prédéfini ». C’étaient des villes sans architectes ni urbanistes, il n’y avait pas de permis de construire mais il ne serait venu à personne de construire une horreur disgracieuse comme se le permet l’architecture contemporaine. La ville était animée par un corpus de valeurs communes issues de l’idéal chrétien du Bien commun et chacun devait contribuer au Beau collectif parce qu’il était la condition du Beau individuel. Cet idéal était également politique comme l’illustrent les fresques d’Ambroggio Lorenzetti sur le Bon gouvernement, qui décorent l’Hôtel de ville de Sienne. Cet idéal politique reposait sur la participation active des citoyens à la vie politique et des mécanismes de démocratie directe – comme la rotation annuelle des postes de magistrat représentée dans les fresque sur « les effets du bon gouvernement » – que l’on retrouve également dans les villes médiévales russes de Pskov et Veliki Novgorod. La tradition de la ville médiévale a connu sa fin à l’époque baroque où l’architecture de la ville devait exprimer le pouvoir absolu du Prince.
La politique de l’enfant unique a « épargné » à la Chine 400 millions de naissances
La croissance exponentielle des villes suit l’explosion démographique au sud et à l’ouest du monde. Dans des pays comme le Nigéria, plutôt que d’aménager de grandes agglomérations, l’Afrique ne doit-elle pas instaurer un strict contrôle des naissances ?
Le contrôle des naissances est un outil, pas une solution en soi. L’excès de naissance est un facteur de pauvreté et un frein au développement, c’est pour cette raison que la Chine avait adopté la politique de l’enfant unique qui a « épargné » à la Chine environ 400 millions de naissances. Mais la véritable solution à l’excès de démographie est le développement industriel symbiotique et l’équilibre entre la ville, sa périphérie et son territoire.
Il y a une loi intangible en démographie c’est la transition démographique. Avec les progrès, sanitaires notamment, les enfants meurent moins et les familles vont réaliser qu’il n’est plus besoin de faire sept enfants pour en garder deux (songez que Bach a eu seize enfants de sa seconde épouse dont six seulement ont vécu) ! Seulement, cette transition prend une génération soit trente ans pratiquement incompressibles. Développement urbain et développement économique sont corrélés dès lors que l’on conçoit la ville comme un espace d’interactions créatrices qui créent ce l’on appelle en économie des rendements croissants, qui font que les activités se génèrent l’une l’autre créant les ressources appropriées. Jared Diamond, dans « Effondrement, a bien analysé comment le conflit du Rwanda a été provoqué par la conjugaison d’une forte croissance démographique et une économie rurale à rendements décroissants, de sorte que la seule solution qui est apparue aux habitants a été le massacre d’une partie d’entre eux.
L’Afrique n’est pas encore entrée dans cette logique, malgré des expériences intéressantes au Maroc, et multiplie les projets délirants comme Diamniado au Sénégal qui va construire une ville pour super-riches au milieu d’un océan de pauvreté, sans synergies entre les activités ultramodernes de la ville nouvelle et les activités traditionnelles africaines, ce qui est une source majeur de non-résilience et d’échec.
Il est urgent que les gilets jaunes s’emparent du thème du développement territorial
A l’heure où nombre de gilets jaunes vivent dans des zones pavillonnaires laides et éloignées des services publics concentrés dans les grands centres urbains, ne faut-il pas redensifier les villes françaises ?
Les gilets jaunes représentent les acteurs du développement des territoires en France. S’ils ont été massacrés par les politiques de désertification inspirées des doctrines de métropolisation, les territoires n’en restent pas moins des vecteurs puissants d’innovation. Quand on regarde les statistiques, on remarque que l’essentiel des créations d’entreprises innovantes vient de villes moyennes. Sauf pendant la période de reconstruction qui a vu l’apogée du développement depuis le centre, l’innovation repose sur des systèmes productifs locaux qui sont enracinés dans des territoires, dans leur capital social et leurs traditions. Pierre Weltz, qui tient, on ne sait pourquoi, à se définir comme un anti-Christophe Guilluy, démontre fort bien la capacité créative de nos territoires. Il peut très bien y avoir une politique dogmatique de désertification au nom de la métropolisation que Gérard-François Dumont qualifie à juste titre d’idéologie, et persistance d’une capacité créative des territoires. La métropolisation a voulu sacrifier les territoires mais ils ne sont pas morts.
A lire aussi: Christophe Guilluy: « Les gilets jaunes demandent du respect, le pouvoir répond par l’insulte! »
Dans les missions que nous avons actuellement de soutien au développement des territoires, nous constatons que plus un territoire est dans un état désespéré puis il réalise qu’il ne peut plus compter que sur ses propres ressources qu’il redécouvre, pour autant que l’Etat crée le cadre minimum approprié à ce développement. C’est le cas notamment dans les anciens pays miniers dont l’activité a disparu. C’est le cas au Maroc dans les anciennes mines de phosphates, dans le nord de la France et dans les monovilles russes.
Il est urgent – j’espère que mon ami Etienne Chouard m’entend ! – que les gilets jaunes s’emparent du thème du développement territorial.
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