La tempérante est de retour. Claude Habib a toujours le don de nous surprendre par les voies tranquilles de son raisonnement et sa plume aimablement distanciée. On savait déjà que l’indignation n’était pas son fort, ce qu’elle confirme aujourd’hui avec ce plaidoyer en faveur de la vie à deux, un bref « précis de l’attachement » dénué de tout jugement à l’encontre de ceux qui le rejettent. À l’heure des batailles rangées sur la famille (préférez « tribu »), la liberté du conjoint (préférez « partenaire »), liberté furieusement invoquée à tout bout de champ comme le sésame obligatoire de l’épanouissement face à l’enfermement supposé du modèle traditionnel, cet ouvrage tombe à point nommé. Court, enlevé, dégraissé de toute coquetterie, c’est un bijou à mettre entre toutes les mains, jeunes pacsés, vieux mariés, hétéros et homos, célibataires endurcis ou involontaires : il donnera à chacun l’occasion de réfléchir à ses choix de vie. Qu’est-ce qu’un couple ? Décide-t-on d’en former un ? Comment – mais surtout pourquoi – pour qu’il dure ?[access capability= »lire_inedits »] Nuit-il à la liberté, à l’égalité ? De vraies questions, auxquelles Claude Habib s’attelle de sa voix limpide et élégante, dans ce style presque Grand Siècle dont nous avons perdu l’honnête simplicité. Tels ces médecins de famille qui, pour comprendre l’origine de votre mal, vous déshabillent et vous auscultent entièrement, et comme les moralistes qui débarrassent les motivations profondes de leur gangue d’amour-propre et d’orgueil, elle interroge les comportements : l’infidélité et l’inconstance, voyons, voyons, que dissimulent-elles ? Avons-nous réelle- ment envie d’intimité, et en connaissons-nous les règles ? Que ressentons-nous lorsque nous choisissons de rester ou de rompre ?
Précisons que le couple est envisagé sous son angle minimal, dans son plus simple appareil, et qu’il sera à peine question des enfants, selon une logique qui prévalait jadis : le couple précédait la famille, et la famille ne définissait pas le couple. En chemin, nous passerons, bien sûr, par l’épineuse étape des revendications féministes. Claude Habib a déjà subi les foudres de certaines d’entre elles, pour avoir raconté l’histoire de ce différentialisme hexagonal dans Galanterie française1. À ses yeux, différence et complémentarité ne sont pas synonymes d’inégalité, et la vie à deux peut en devenir l’éclatante démonstration. Et elle enfonce gaiement le clou : « Les déclarations publiques en faveur de l’égalité cachent souvent des pratiques privées de complémentarité. » En vérité, comme lorsque les mœurs prévalent encore sur la loi, tout est affaire de ressenti et de dosage. Impossible de définir le couple abstraitement et unilatéralement. « Être aimé, c’est inspirer, disait Valéry, rendre l’autre inventif, producteur de prévenance, d’images, de superstition, de violence. » En d’autres termes, sortir de soi-même. L’amour n’est sans doute pas le meilleur ami de l’individualisme moderne et post-moderne. Ce qui amène à poser une autre question stimulante : l’amour conjugal, et a fortiori constant, qui exige cet oubli de soi, la volonté de s’y tenir et ce dépassement de l’élan des débuts, est-il envisageable à l’heure de la satisfaction immédiate des désirs successifs ? Oui, répond la philosophe, qui lit dans la vie à deux l’expérience courante du « souci d’autrui ». Comme aurait dit Cocteau, l’amour n’existe pas, seules les preuves d’amour existent.
Ambition modeste, mais sublime. « Ne prends pas froid » ; « Je t’ai fait ton dessert préféré » ; « As-tu bien mis ton réveil ? » : ces attentions à l’existence de l’autre sont l’évidence du couple. Le seront-elles toujours ? Car « si l’on place la liberté au-dessus de tous les biens, il devient illégitime de rendre un autre bien obligatoire ». Cette vie de couple nous est donc proposée comme un pari pascalien, audacieux quand Claude Habib fait l’éloge de l’ennui, bouleversant quand elle évoque la mort et le deuil de l’aimé(e). Car Claude Habib, c’est à la fois l’anti-Barthes et l’anti-magazine féminin : pas de digression linguistico-psychologisante à coups de pseudo-lapsus fort habiles dont l’âge d’or des sciences humaines nous a abreuvés, et pas non plus de réponses convenues dont notre époque est friande, à mi-chemin de la mauvaise foi et de la vulgarité des slogans schizophrènes, « Allez au combat, les filles ! » succédant à « Tous les plans cul pour le garder ». Bien au contraire. À l’image de ces remèdes d’antan dont on sait qu’ils sont efficaces, mais modestes et sans promesses de miracle, Le Goût de la vie commune est à coup sûr condamné à irriter les extrémistes de tous les bords.[/access]
Claude Habib, Le goût de la vie commune, Flammarion.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !