Tous les hommes ne sont pas des femmes qui s’ignorent. Et inversement. En France, un certain bon sens populaire fait encore barrage à l’idéologie tendant à ériger l’indétermination sexuelle au rang de norme naturelle. Le débat révèle cependant l’hyper-individualisme des sociétés occidentales.
Le livre documenté et argumenté de Claude Habib lance un débat urgent qui en France, jusqu’à présent, n’a guère eu lieu. Des personnalités, comme Irène Théry ou Roselyne Bachelot, encouragent l’activisme médical en faveur d’une « transition » qui éloigne ceux qu’il prend en mains du sexe de leur naissance et les rapproche du sexe opposé, mais cela n’émeut guère l’opinion. Claude Habib explique pourquoi le débat ne prend pas. Pour la grande majorité de la population, la dualité sexuelle répartissant les traits physiques et les capacités reproductives est une évidence de tous les jours qui n’a pas besoin d’être rappelée. En revanche, pour la petite minorité des candidats à la transition et pour leurs soutiens, cette évidence scelle un enfermement dans une condition douloureuse à laquelle ils ont hâte d’échapper. Si la minorité mobilisée peut concéder à la majorité le droit de rester indifférente, c’est à la condition qu’elle reste silencieuse.
Toute réserve se heurte immédiatement à la protestation de ceux pour qui il est vital d’échapper à une fatalité douloureuse. Ils peuvent s’appuyer sur le « victimisme » qui domine des sociétés incapables de se projeter dans l’avenir mais s’estimant requises de réduire toutes les souffrances et de répondre à tous les besoins ressentis par les individus, s’engageant ainsi dans une voie négative en même temps qu’utopique, puisqu’il n’y a pas de limite à l’éradication du mal et du manque.
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Le féminisme critique les images désavantageuses que l’on donne des femmes et certaines lectures d’une division sexuelle qu’il admet néanmoins alors que le transitionisme met en cause le soubassement organique de la division entre hommes et femmes. On dénonçait les idées, le salut est maintenant de leur côté. La protestation contre la réclusion dans l’origine est résolument idéaliste, elle procède d’un sentiment personnel irrépressible, celui d’appartenir à un « genre » qui ne correspond pas au sexe de naissance.
Le « comment ça marche ? » plutôt que le « pourquoi ? »
Tout contribue à entraver le débat sur la légitimité de la demande de transition : le petit nombre des personnes concernées, la radicalité de la demande, l’orientation victimaire de l’opinion sur un fond d’indifférence. Pourtant, d’une certaine manière, le débat a lieu quand même, mais il porte plus sur les modalités que sur le principe : usage des « hormones croisées » (masculines pour les femmes de naissance, féminines pour ceux qui sont nés hommes), interventions chirurgicales pour effacer certains organes et remplacer ceux qui manquent. Débat aussi sur le besoin et la valeur du consentement de l’intéressé, à tel ou tel âge, sur la nécessité de soumettre ce consentement au contrôle d’une autorité judiciaire. Débat enfin sur la participation de ceux qui sont devenus femmes aux compétitions sportives féminines et sur leur accès aux espaces réservés aux femmes… Ces discussions sont rendues plus complexes par le fait que la transition n’est jamais achevée, que le sexe d’origine ne se laisse jamais oublier, que la prise d’«hormones croisées » reste nécessaire pour maintenir l’apparence recherchée. Et si les interventions chirurgicales sont décisives, elles ne sont pas nécessairement satisfaisantes, surtout pour l’invention d’organes de substitution. Ainsi, il y a des cas où l’on tente de revenir sur l’« assignation » précédemment choisie.
Les aléas du parcours de transition apparaissent en particulier à propos du changement d’état civil. Pour délivrer la carte d’identité officialisant le changement, la loi française exige que l’apparence de la personne et la façon dont elle est reconnue dans son entourage correspondent à sa demande. Cette disposition est contestée par la CEDH : selon elle, la demande faite par une personne suffit à justifier qu’on change son état civil. Le législateur français veut pour sa part qu’avant d’accomplir cette formalité, on s’assure que le demandeur a accompli sur lui-même assez de changements pour que son engagement dans la transition soit un fait irréversible.
L’individualisme démocratique mis en cause
Claude Habib insiste sur les facteurs qui vont actuellement dans le sens d’une reconsidération de la question : flottements sur l’inscription légale, tendance, y compris dans les pays les plus libéraux, à retarder l’âge où les interventions sont permises, quitte à employer d’abord des retardateurs de maturité sexuelle, augmentation rapide des demandes, surtout chez les filles. Tout cela semble indiquer que l’horizon dans lequel les modifications sexuelles sont envisagées est en train de changer. On les voyait naguère comme devant réparer des accidents, des « erreurs de la nature ». Le « dysphorisme » concernait surtout les jeunes garçons, il appelait une réponse univoque et définitive. Désormais des théoriciennes en vogue désignent un horizon très différent, évoquant une indétermination de la sexualité, symbolisée par le spectre de l’arc-en-ciel. « La complexité des vies genrées n’est pas encore fixée », affirme Judith Butler (citée p. 131), ce qui correspond à la difficulté des adolescents à trouver leur place dans des sociétés euro-américaines plus incertaines que jamais. Dans ces conditions, l’aspect décisionnel de la « transition » deviendrait de plus en plus important, avec la possibilité d’allers et retours.
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Claude Habib n’avalise pas cette vision euphorique (au sens premier du mot) de la mobilité sexuelle. Si elle considère comme inévitable et devant être reconnue une certaine fascination précoce pour le sexe opposé, en particulier celle de certains garçons pour la représentation féminine de la beauté et de la douceur, elle voit par contre l’explosion actuelle de la demande de transition comme un effet de ce qu’elle appelle la « nouvelle inculture sexuelle contemporaine » (p. 141) qui trouble en premier lieu les filles. La demande de celles-ci de se rapprocher de la masculinité exprime leur désarroi d’être prises entre un principe d’égalité sans cesse ressassé et une crainte de la violence masculine sans cesse évoquée, d’où leur tentation d’aller voir ailleurs, du côté où est la sécurité. On peut insérer cette remarque sur une féminité en perte de repères dans une analyse de l’individualisme démocratique. La liberté et l’égalité ne suffisent pas à fonder une société, comme le montre l’incapacité des démocraties contemporaines à dessiner un rôle pour le féminin.
Un problème idéologique
Claude Habib va au-delà de l’analyse et de la dénonciation, elle donne sa vision de ce que peut être le rôle des femmes dans la distribution des comportements sexuels. Leur rôle est celui d’évaluatrices et d’éducatrices du désir plutôt informe des hommes. Pour cela elles doivent savoir, nous dit l’auteur, « plaire, se refuser, se donner », ne pas renoncer à juger, mais se risquer dans un jeu où elles peuvent perdre.
Usant à la fois de rigueur et de sensibilité, l’auteur de ce livre admet ainsi que dès le début de leur vie, certains puissent être attirés par ce qu’incarne le sexe opposé, la beauté et la douceur, ou bien la force et la détermination, et qu’une dissonance peut être ressentie entre le sexe naturel et le genre rêvé, d’où la possibilité de la « transition ». En revanche, le développement actuel de la demande de transition renvoyant à la crise des démocraties, elle approuve la tendance à contrôler et à freiner les entreprises de transition, notamment en élevant l’âge où elles sont autorisées. Dans la même ligne, il serait logique d’interdire la transition à ceux qui ont des enfants. Une telle décision irait contre la tendance à laisser la génération suivante gérer les effets des libertés que s’accorde la génération actuelle.
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Surtout, l’auteur, et c’est la substance même de son livre, refuse que soit laissée hors débat la question des identités sexuelles, soit qu’on estime celles-ci naturellement et définitivement fixées, soit qu’on s’en remette à la fantaisie de chacun.
Claude Habib ne récuse pas a priori les changements de sexe, mais sa réflexion invalide l’idéologie qui les accompagne actuellement, qui les orchestre peut-on dire. Pour cette idéologie, le phénomène et son développement seraient l’accomplissement de l’individualisme qui est au cœur de notre société. Après voir délié l’individu de ses appartenances culturelles, nationales, religieuses, il le déracinerait de son identité biologique héritée, lui permettant de dire enfin : je suis qui je veux être. La conclusion de Claude Habib dément ce triomphalisme, elle montre que, pour beaucoup de celles qui entreprennent une transition, il ne s’agit pas de rejoindre le rêve contemporain d’autodéfinition mais, en passant de l’autre côté, d’échapper à la situation qui leur est faite dans la société des individus, qui se trouve ainsi de fait, quoi qu’il en semble, désavouée.