Accueil Édition Abonné Décembre 2024 Claude Habib : « Aimer, c’est être dupe »

Claude Habib : « Aimer, c’est être dupe »

Propos recueillis par Céline Pina


Claude Habib : « Aimer, c’est être dupe »
Claude Habib © Hannah Assouline

Abolir la frontière entre la sphère privée et la vie publique est le propre des totalitarismes. C’est ce que veulent imposer les néoféministes. Dans Le privé n’est pas politique, Claude Habib dénonce cette volonté de faire du foyer l’arène du combat entre l’homme forcément bourreau et la femme évidemment victime.


Causeur. Avec un essai intitulé Le privé n’est pas politique, espérez-vous jeter un pavé dans la mare du féminisme ?

Claude Habib. Mai 68 avait pour slogan « tout est politique », et le féminisme de l’époque l’a adopté en le spécifiant : « le privé est politique ». Au risque d’abolir une distinction fondamentale. Les féministes qui venaient de la gauche antitotalitaire avaient des réticences : quand on a lu Hannah Arendt, on voit le problème. Ce qui distingue le totalitarisme de la tyrannie, c’est justement l’abolition de cette frontière. Chaque totalitarisme organise un monde totalement politisé, où des gages d’adhésion sont requis en permanence, jusque dans l’intimité du foyer. Que ce soit pour assurer la victoire du prolétariat ou la pureté de la race, le parti encourage la délation au sein des familles. 1984 raconte aussi cela : l’impossibilité du retrait, du secret et du lien amoureux dans un univers totalitaire.

Pourquoi ce slogan est-il réactivé par les féministes actuelles ?

« Le privé est politique » est une mise en accusation. À partir du moment où les femmes ont obtenu les mêmes droits que les hommes et que les principes d’égalité prévalent dans la sphère publique, à l’école, dans les productions culturelles – même Barbie est en lutte contre le patriarcat –, on pouvait supposer que le féminisme disparaisse. Or ce triomphe a ouvert un nouveau cycle de revendications. L’exigence d’égalité s’est déplacée de la sphère publique à la sphère privée, comme si les familles étaient les réservoirs de la domination. Par conséquent, il est du devoir de chacune de traquer ce virus à domicile. Toute féministe doit mener la lutte au sein de son foyer. Rappelez-vous Sandrine Rousseau proposant de créer un « délit de non-partage des tâches domestiques ».

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Vous dites avec humour que ce slogan avait pour but de « donner à des exaspérations domestiques, la dignité d’un conflit de classe »…

Voir dans le couple l’ultime repaire de l’inégalité, c’est se tromper de cible. La maison est par excellence le lieu d’expression des différences : les différences liées au sexe, et celles liées aux goûts, aux âges, aux personnalités. On perd de vue la diversité des familles, la multiplicité des choix de vie, le caractère impénétrable de leurs rapports. Qui domine ? Cela varie. Les femmes sont présentées comme les éternelles perdantes, les hommes comme des profiteurs et des coupables, comme si le désir d’expansion des femmes par l’amour et l’enfantement ne comptait pour rien dans la formation des liens et la gestion du quotidien. Comme si l’intimité n’était pas pour elles aussi une expérience de puissance et de liberté.

En quoi cette façon de voir est-elle destructrice ?

La politique est le lieu de la confrontation permanente. Le conflit peut être explosif ou ritualisé dans le débat public et canalisé par les régulations démocratiques. La tension est indispensable, car il faut en démocratie que les divergences s’expriment. Les liens privés s’éprouvent tout autrement. Le but n’est pas la tension mais la détente, non pas la discorde mais la sécurité, non pas le contentieux mais l’affection mutuelle. L’intimité est le lieu du repos et des repas, de la vulnérabilité, de la sexualité. Si le privé se réduit au lieu où s’exerce la domination masculine, il n’y a rien d’autre à faire que s’en protéger. La solitude ou l’homosexualité, c’est la réponse d’Alice Coffin : « Ne pas avoir de mari, ça m’expose à ne pas être violée, ne pas être tuée, ne pas être tabassée. » Le discours féministe va rarement aussi loin, mais c’est la direction générale. Prôner la confrontation permanente dans le cadre d’une vie privée, c’est miner le couple et la vie de famille. Dans ce cadre, les bons sentiments pour les siens relèvent de l’aliénation. Aimer, c’est être dupe.

La femme doit-elle renoncer à la vie de famille et au couple pour être libre ?

Bien sûr que non : la liberté d’aimer est la première de toutes pour les femmes, comme on le voit, a contrario, dans les pays qui pratiquent encore les mariages forcés. D’ailleurs la mise en avant de l’homme « déconstruit » maquille, dans un vocabulaire woke, des attentes parfaitement traditionnelles : celle de trouver un homme attentionné et fiable. Reste que l’épanouissement des femmes dans la vie de famille est toujours mal vu par les féministes radicales : une femme heureuse compromet la juste cause. Au lieu de comprendre qu’elle est enfermée dans une structure d’oppression, elle met son énergie et sa joie dans la création des liens privés. Il faut la rééduquer. Son éveil à la conscience passera par la révolte contre le patriarcat, incarné, en l’occurrence, par le partenaire masculin. Dans cette perspective, la croissance du malaise dans le couple sera la marque de sa libération.

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118 femmes ont été tuées en 2022, si on met ce chiffre en rapport avec les 15,5 millions de femmes qui vivent en couple, peut-on dire, comme le veut le discours actuel, que les femmes sont confrontées à une violence masculine omniprésente, tolérée voire encouragée ?

Agir contre les féminicides est une excellente chose. L’exemple de l’Espagne, qui a fait diminuer leur nombre, prouve que c’est possible. Il n’y a d’ailleurs pas de résistance. Le gouvernement manifeste son soutien aux victimes et sa détermination face aux violences faites aux femmes. Pourtant le sentiment de persécution ne diminue pas, d’où la permanence du discours accusateur : la société se moquerait du sort des femmes. Qui se moque de qui ? Le néoféminisme a choisi la massification des griefs. Les destins individuels sont écrasés au profit d’une logique manichéenne : chaque victime n’est qu’un échantillon du malheur collectif des femmes. Chaque bourreau, un représentant de la violence masculine. C’est oublier que nous sommes des individus, c’est refuser d’entendre la part singulière de chaque histoire. La notion de crime passionnel est la bête noire des féministes, comme si elle servait à disculper les hommes. Pourtant, le crime passionnel est patent quand l’assassin se donne la mort. Se tuer, ce n’est pas dominer qui que ce soit. Refuser de prendre en compte les aspects passionnels n’a qu’un but : durcir l’antagonisme. Le couple homme bourreau / femme victime serait le révélateur d’une guerre des sexes qui fait rage. Personnellement, je n’y crois pas.

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Décembre 2024 - Causeur #129

Article extrait du Magazine Causeur




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Ancienne conseillère régionale PS d'Île de France et cofondatrice, avec Fatiha Boudjahlat, du mouvement citoyen Viv(r)e la République, Céline Pina est essayiste et chroniqueuse. Dernier essai: "Ces biens essentiels" (Bouquins, 2021)

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