Claude Durand, gentilhomme et corsaire de l’édition


Claude Durand, gentilhomme et corsaire de l’édition

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Claude Durand, né en 1938, mort le 7 mai, fut un brillant éditeur. Il avait une vraie sensibilité littéraire, doublée d’une audace éditoriale qui lui fit prendre tous les risques. Son nom est associé pour moi, par exemple, à une farce politique, qui se joua en plusieurs tableaux.

C’était au début du premier septennat de François Mitterrand. Après l’euphorie, la distribution des confiseries et la parade des excellences roses, la rumeur nationale trahissait une certaine morosité. La gauche est d’ailleurs défaite aux élections municipales des 6 et 13 mars. À Paris, Jacques Chirac conquiert les vingt arrondissements. Il triomphe, et l’opposition avec lui. En janvier avait paru l’ouvrage De la reconquête, signé du pseudonyme Caton, évoquant la Rome antique, ouvrage qui prétendait donner à la droite des raisons d’espérer. L’auteur, présenté par la quatrième de couverture comme un homme de droite influent, revendique un anonymat de  prudence. Il dresse le tableau d’une gauche claudicante, certes mal en point, dont l’opposition peut triompher un jour… lointain. Car, pour l’heure, son état général, lamentable, la disqualifie. Giscard d’Estaing, Jacques Chirac sont voués aux gémonies. En mal d’idées et d’hommes, incapable de se réformer, paralysée par des querelles d’ambition, inspirée par le seul souci de la revanche, elle ne possède aucune des qualités nécessaires à la prise du pouvoir parlementaire. De la reconquête  feint de s’en attrister et démontre que le « socialisme responsable » demeure, faute de concurrents, le meilleur gestionnaire des intérêts de la France, dans la mesure où il s’accommode fort bien de l’économie de marché.

Le livre rencontre un grand succès en librairie. Le landernau médiatique s’interroge, mais ceux qui savent se taisent. Philippe Caloni, à l’antenne de France-Inter, le 3 février, réussit un « scoop ». Il s’entretient au téléphone avec le prétendu Caton, qui déclare : « La vérité c’est tout simplement que le pouvoir socialiste ne tombera pas comme un fruit mûr. Et ceux qui laissent entendre que nous pouvons, c’est-à-dire nous la droite, revenir au pouvoir dans les mois qui viennent, ou même dans les deux années qui viennent se trompent, et trompent les Français. Ce n’est pas parce que Pierre Mauroy est à Cayenne ce matin que nous sommes débarrassés de la gauche. ». 

Le 2 décembre 1983, André Bercoff reconnaît qu’il est l’auteur de l’ouvrage, dans l’émission Apostrophe de Bernard Pivot. Il ne livre rien de la « conjuration», qui a précédé l’écriture de son récit. Il se présente seul, sans complice. On saura par la suite qu’il s’agissait d’une machination montée par l’Élysée, peut-être en partie par François Mitterrand. Ce dernier, dans une conversation avec Jacques Attali, aurait imaginé une sorte de pamphlet à double tiroir : la gauche y serait maltraitée et la droite, déconsidérée. Attali consulte André Bercoff, journaliste à la plume alerte, vif d’esprit, aventureux, disponible. Bercoff-Caton se met au travail sans attendre : c’est qu’il faut agir vite, les élections approchent. Jacques Attali alimente l’auteur en confidences et petits secrets du sérail politique. Pour l’information économique, il le met en relation avec le directeur de cabinet de Max Gallo, porte-parole du gouvernement. Ce directeur encore jeune, d’un abord enjoué, ignoré de la presse, s’appelle François Hollande ! Son rôle consiste à éclairer « Caton » sur les finances et l’état.

On oublie l’affaire, jusqu’à son rebondissement, en 2008, à Canal +. Jean-Michel Apathie, très irrité, y fait la révélation suivante, preuve à l’appui : la voix entendue au micro de Caloni était celle de… François Hollande car Bercoff, auteur confirmé, habitué des micros, craignait d’être identifié.

Un autre homme se tenait dans l’ombre de ce Caton de canular, Claude Durand, qui publia le livre chez Fayard. La droite fit les frais de l’entreprise éditoriale. En 1993, paraît, toujours chez Fayard, que Durand gouverna pendant près de trente ans,  Une jeunesse française, François Mitterrand 1934-1947  de Pierre Péan. Les tentations de Mitterrand, sa duplicité tactique dans des temps incertains, mais également son courage pendant la guerre, tout cela est mis au jour grâce à une enquête remarquable, qui provoque une bourrasque nationale. Le pays tout entier, confronté à son passé, contrairement à ce que prétendent les imbéciles et les ignares, se livre à une douloureuse introspection : ce miroir brisé lui renvoie une image éclatée, éparpillée dont toutes les pièces s’assemblent et se dispersent aussitôt. En 1994, éclate une nouvelle bombe Fayard : La face cachée du Monde de Pierre Péan et Philippe Cohen. Le « quotidien de référence », et plus précisément son triumvirat composé d’Eddy Plenel, Jean-Marie Colombani et Alain Minc, y sont soumis à la rude épreuve des faits et des révélations. Pour la première fois de son histoire, le journal est vraiment ébranlé. On se dirige vers le procès en diffamation, intenté par Le Monde et Colombani, tant le préjudice semble important. Durand, conscient du risque, et avec l’accord des deux auteurs, avait gelé leurs droits : les dommages et intérêts peuvent atteindre à des sommes importantes. Une médiation judiciaire vient interrompre les hostilités  : Le Monde renonce à l’idée d’un procès, le livre ne sera jamais réédité !

Claude Durand découvrit Gabriel Garcia Marquez, au milieu des années soixante. Pour une bouchée de pain, il acquiert les droits de Cent ans de solitude, traduit le texte avec l’aide de Carmen, sa femme, et le publie au Seuil, en 1967.

En 1974, dans les vitrines des librairies, un titre des éditions du Seuil éclipse durablement tous les autres : L’archipel du goulag. Le succès est phénoménal, immédiat : « […] je me suis abstenu, des années durant, de publier ce livre alors qu’il était déjà prêt : le devoir envers les vivants pesait plus lourd que le devoir envers les morts. Mais à présent que, de toute façon, la sécurité d’Etat s’est emparée de ce livre, il ne me reste plus rien d’autre à faire que de le publier sans délai. ». L’univers concentrationnaire, suscité par la machine stalinienne, ce « mouvement perpétuel », y est décrit avec une atroce minutie. Claude Durand est l’artisan de cette grande entreprise éditoriale.  Il se lia d’une amitié indéfectible avec Alexandre Soljenitsyne.

L’un des meilleurs éditeurs du XXe siècle vient de disparaître.

*Photo : BALTEL/SIPA. 00617120_000038.



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Né à Paris, il n’est pas pressé d’y mourir, mais se livre tout de même à des repérages dans les cimetières (sa préférence va à Charonne). Feint souvent de comprendre, mais n’en tire aucune conclusion. Par ailleurs éditeur-paquageur, traducteur, auteur, amateur, élémenteur.

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