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Classes dirigeantes de tous les pays: unissez-vous!


Classes dirigeantes de tous les pays: unissez-vous!
Ottawa, 19 février 2022 © Cole Burston/AP/SIPA

Comment les élites ont-elles pu faire sécession ?


Récemment interrogé sur le Convoi de la liberté arrivant sur Paris, le très macronien François Bayrou a évoqué une « sécession d’une partie de la population ». Il n’y a pas meilleure illustration de la déconnexion profonde de la classe dirigeante française car, précisément, ce sont nos élites qui en réalité font sécession depuis quarante ans. Cette sécession a pris racine sur le terreau de la méritocratie et de la mondialisation néolibérale des échanges. Elle agit par l’accaparement de l’appareil d’État et de l’appareil médiatique.

Dans sa dystopie rédigée en 1958, Michael Young, engagé à gauche, dépeint la fracture d’une société fondée sur le pouvoir du mérite scolaire. L’auteur décrit le passage d’une société aristocratique où les bien-nés gardaient leur position sociale à une société méritocratique où les diplômes scolaires attribuent les places sociales. M. Young révèle alors le changement profond qu’opère cette méritocratie en distinguant les « méritants », ceux qui méritent leurs positions sociales du fait de leurs efforts et les « non-méritants » ceux qui ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes s’ils n’ont pas réussi car, dans un temps de démocratisation scolaire, tout le monde part sur la même ligne. Mécaniquement, une nouvelle classe dirigeante prend alors le pouvoir tout en désarmant les « non-méritants ».

Mondialisation et élite de masse

Ces nouvelles élites sont-elles pour autant supérieurement intelligentes ? À l’évidence non et la crise sanitaire l’a bien montré. Sont-elles persuadées qu’elles méritent leur place sociale et qu’elles ne doivent leur réussite qu’à elles-mêmes par leurs efforts consentis ? Oui, d’où leur ubris, leur démesure.

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La sécession des élites est d’abord le fruit d’un sentiment de supériorité fourni par la méritocratie scolaire. Cette sécession est ensuite démultipliée par l’effacement du sentiment d’appartenir à une communauté de destin au profit d’une mondialisation des échanges dont les « gagnants » ont tiré des bénéfices inédits. La soi-disant supériorité des élites et leur réussite personnelle dans le cadre de la mondialisation furent la rampe de lancement mentale de leur sécession. Or, pour mener une vie durable hors-sol, les « méritants » doivent être suffisamment nombreux pour recréer un écosystème autosuffisant, à leur convenance. C’est précisément ce que la massification scolaire d’après-guerre a pu créer. L’accès massif aux études supérieures a permis de constituer ce qu’Emmanuel Todd appelle une « élite de masse » atteignant une masse critique favorable à sa survie et sa reproduction dans des conditions de vie apatride. Au risque de reprendre une formulation passée dans le langage courant, les élites nous disent de manière plus feutrée : « Nous avons réussi et on vous emmerde ».

Après deux mondialisations des échanges, nous nous retrouvons avec une nouvelle forme aristocratique arrimée sur le processus de la méritocratie, détachée de la communauté de destin qui pourtant leur avait permis de devenir ce qu’ils sont aujourd’hui.

Une internationale dirigeante

Pour conserver sa position dominante, nous assistons à une véritable convergence des luttes sécessionnistes de l’élite mondiale. Classe dirigeante de tous les pays : unissez-vous ! L’union doit d’abord assurer la pérennité de la mondialisation des échanges, système dont l’élite économico-médiatique et les classes moyennes supérieures ont tellement bénéficié. Pour la rendre soutenable à long terme, l’internationale dirigeante doit néanmoins répondre à plusieurs défis : le défi écologique et biologique, le défi des révoltes populaires, le défi des crises économiques et géopolitiques, en s’inspirant des enseignements de la première mondialisation libérale des échanges.

Ces enseignements furent précisément l’objet du colloque Walter Lippmann qui s’est tenu à Paris en 1938. 

Les crises du début du XXe siècle donnèrent lieu à une remise en cause du « laisser-faire » libéral. La formulation d’un nouveau libéralisme, compatible avec la poursuite soutenable de cette mondialisation fut l’objet central de ce colloque. Dans les années 20, le même Lippmann avait déjà entrepris une enquête profonde des effets pervers d’un libéralisme « laisser-fairiste » en compagnie d’un contradicteur prestigieux, John Dewey. Ce débat fut l’occasion d’une mise à plat féconde de ses ressorts anthropologiques et biologiques remarquablement relayés par les travaux récents de Barbara Stiegler. Selon la philosophe, la proposition d’ajustement du libéralisme de Walter Lippmann conserve la forme individualiste avec pour corollaire, la nécessaire intervention de l’État pour donner les règles du jeu aux populations atomisées et dont la complexité d’une grande société mondiale les dépasse. La proposition de John Dewey est plus exigeante, il plaide pour une forme « communautariste » du libéralisme dont les expérimentations radicalement démocratiques fourniraient aux institutions l’élan de leurs réformes.

Fondamentalement, Walter Lippmann propose un « néo-libéralisme » par le haut, orchestré par l’appareil d’État et la « prise en charge » des populations plongées dans la mondialisation. John Dewey propose un libéralisme du bas, guidé par les expérimentations des populations que l’État et ses institutions sont tenus d’entériner. Dans le fond, Lippmann envisage une démocratie relative, orientée par les « experts méritants », Dewey demande une démocratie radicale, émergeant des communautés et identifiée comme réponse des publics face aux adaptations nécessaires. Des publics toujours stimulés par l’originalité des personnes qui les constituent.

Nous vivons depuis plusieurs décennies dans le cadre d’un néolibéralisme lippmannien sans cesse renforcé que les populations tolèrent de moins en moins, d’où les fortes crispations actuelles.

Dissolution du bien commun

La synthèse critique de la méritocratie et du néolibéralisme lippmannien qui a permis la sécession des élites pourrait être contenue dans l’œuvre de philosophie politique du professeur de Harvard, Michael Sandel. Depuis 1982, date de publication de son livre attaquant l’individualisme neutre de John Rawls, Michael Sandel repense les fondements individualistes du libéralisme explorant la forme « communautarienne » que pourrait revêtir un libéralisme soutenable. Au « moi-désengagé» de John Rawls, seule condition de garantir une société juste, distante avec un quelconque bien moral,  Michael Sandel montre que cette posture crée les conditions d’une société individualiste et procédurale non génératrice de bien commun. Autrement dit, le « moi-désengagé » libéral procèderait à la dissolution progressive de ce bien commun dont une communauté de destin a cependant nécessairement besoin pour assurer, entre autres, la défense des libertés fondamentales. La démonstration de Michael Sandel se cristallise dans l’analyse des effets de la méritocratie reprenant à son compte les intuitions de Michael Young. Le libéralisme désengagé a permis aux « méritants » de s’extraire facilement de la communauté qui leur avait permis de devenir ce qu’ils sont. La mondialisation des échanges a fait le reste.

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Le philosophe de Harvard prône alors le retour du sentiment d’appartenance à une communauté de destin dont les élites sont dépourvues. Il réclame l’humilité des gagnants de la mondialisation, sélectionnés par un système méritocratique mondialisé qui a besoin de compétences et de conformisme pour assurer sa bonne marche.

La puissance du questionnement de Michael Sandel nous invite à cette humilité et une éthique de responsabilité des « méritants ». Son questionnement place au cœur des préoccupations la culture d’un bien commun : « Est-ce que je mérite moralement les talents qui m’assurent le succès ? Est-ce de mon fait, si je vis dans une société qui valorise les talents qu’il se trouve que je possède ? Ou est-ce dû à ma chance ? ». Puis il ajoute : « Cet esprit d’humilité est la vertu civique qu’il nous faut aujourd’hui. C’est le début d’un retour en arrière, loin de l’éthique brutale du succès qui nous sépare les uns des autres ».

Les réflexions de John Dewey et de Michael Sandel donnent aujourd’hui le change à un mouvement qui semble pourtant inexorable. Elles nous permettent de ne pas perdre de vue que l’homme s’insère d’abord dans des communautés de vie qui lui ont permis, à des degrés divers, de devenir ce qu’il est. L’atomisation avancée de nos sociétés n’est pas une fatalité. Le retour d’une démocratie vivante ne sera possible que dans un cadre de vie clairement défini et souverain, condition qui garantit la défense des libertés fondamentales.

L’enracinement et le ralentissement des flux mondiaux feront émerger de nouvelles élites, humbles, conscientes de la responsabilité qui leur incombent devant leur communauté de destin. Il s’agit de bâtir une nouvelle ère, de refonder le bien commun, chantier que les jeunes générations ont déjà inauguré sans attendre l’illusoire bienséance de leurs aînés.



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