Asseyez-vous en demi-cercle, les enfants. Ce mois-ci, pour les vacances, l’oncle Basile va vous raconter la merveilleuse histoire de George Abitbol, « l’homme le plus classe du monde ».
50 films en un seul
L’événement culturel du moi, c’est la sortie du livre que j’attendais depuis vingt-sept ans : une édition critique de La Classe américaine, le premier flim de Michel Hazanavicius, dans la collection « Les Grands Classiques ». Un pastiche littéraire en forme d’hommage à la parodie cinématographique la plus classe du monde : que demande le peuple ?
À l’origine de ce chef-d’œuvre d’absurde, un heureux imbroglio. En 1993, pour fêter son 70e anniversaire, la Warner avait ouvert son catalogue à Canal, dans l’espoir sans doute d’un documentaire promotionnel. Allez savoir par quelle ruse de la raison, le dossier s’est finalement retrouvé dans le bureau d’Hazanavicius et de feu son compère Dominique Mézerette, alors spécialistes ès-détournement en tous genres.
Les voilà donc à la tête de 50 films américains, de La Tour infernale à Rio Bravo en passant par Autant en emporte le vent, et même Supercopter. Que croyez-vous qu’ils en firent ? Un « grand détournement », évidemment, mixant le tout dans un seul long-métrage, selon un scénario inventé au fil des visionnages, et sur des dialogues originaux de « ouf malade », comme on dit là-bas.
Au vu du résultat, sans surprise, la Warner a rugi comme le lion de la MGM, et interdit toute forme de commercialisation de cette palinodie insultante. Mais grâce à ça le film va devenir introuvable, donc culte – et l’est resté même depuis qu’il est en accès gratuit sur YouTube. Des millions de vues, et plein de groupes de fans pour qui les répliques sont autant de mantras.
Dès le début, un avertissement donne le ton :
ATTENTION
CE FLIM N’EST PAS
UN FLIM SUR LE CYCLIMSE.
MERCI DE VOTRE COMPRÉHENSION.
L’action, apprend-on carte à l’appui, se déroule « entre l’Australia et la South America, dans l’Océan South Pacific, sur l’atoll de PomPom Galli ». Un petit paradis préservé où l’on côtoie, entre autres stars, Clark Gable et Lauren Bacall, James Stewart et Henry Fonda, Robert Mitchum et même Julien Lepers.
Mais le héros, c’est George Abitbol (John Wayne, excellent comme toujours). Hélas ! Dès les premières minutes George, qui vient juste d’être élu « l’homme le plus classe du monde », meurt en disant : « Monde de merde ! »
Aussitôt un quotidien de référence (le même que dans Les Hommes du président) met sur l’affaire ses deux pires limiers, Pétère et Stévène (Hoffman et Redford). Le patron du journal est décidé à percer le mystère de ce testament :
– « Monde de merde » ? C’est sûrement un nom. Si c’est une femme, je veux savoir quelle femme ; si c’est un cheval, je veux savoir dans quelle course ! »
Hazanavicius, entre Hegel et Marx
Au cours de leurs investigations, nos deux glands reporters vont rencontrer de nombreux témoins, qui pour la plupart ont « connu George quand [ils étaient] cowboys, au temps du Tegzas. »
Beaucoup partagent l’opinion d’Angie Dickinson : « Il avait pas plus de classe que de beurre au cul ! » Mais à part ça, l’enquête piétine – jusqu’à la réapparition de George, bien vivant.
À partir de ce moment-là, le scénario devient moins crédible. Mais c’est que le temps presse ; il s’agit d’en venir à l’essentiel. (Attention, spoiler.) À la fin, Abitbol re-meurt en redisant « Monde de merde ! »
À travers cette fin répétitive, qu’a voulu suggérer l’auteur ? Pour le comprendre, il faut se souvenir de la réponse de Marx à Hegel : « Certes, les grands événements se répètent, mais la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. » Avec Hazanavicius, nouveau progrès dialectique : dans l’univers de PomPom Galli, la farce commence dès la première fois.
Vivre et penser comme un pompom gallien
Dans ce monde-là comme ici, paraître et fausses fenêtres sont le cadre de la vie en société. Sauf qu’à PomPom Galli, c’est officiel. Du coup on relativise plein de trucs, et c’est bien agréable.
Quand je fais la connaissance de quelqu’un, je ne tarde jamais à lui parler de La Classe américaine. Connaît-il ce monde magique, et si oui, l’apprécie-t-il à sa juste valeur ? Et sinon, à titre de repêchage, que pense-t-il de South Park et de Monty Python ? Ainsi me fais-je d’emblée une assez bonne idée du rapport qualité-prix d’une conversation prolongée avec mon interlocuteur.
En vérité, je me sens PomPom Gallien de cœur. C’est là que je veux vivre, comme d’autres sur Tik Tok ou BFM. L’important dans la vie, c’est de se fixer des buts.
J’aime tout sur cet atoll, et d’abord l’idiome local. Très proche du français, cette langue est riche en expressions adaptées à toutes les situations. La Classe américaine est un recueil de citations géant où l’on n’a qu’à puiser en fonction de l’humeur et des circonstances.
A lire aussi, le moi dernier de Basile : En mai, fais ce qu’on te permet !
Exemples de formules pompom galliennes utilisables dans la vie de tous les jours
– Pour détendre l’atmosphère : « C’est tout ce que ça te fait, quand je te dis qu’on va manger des chips ? »
– Pour se débarrasser d’un importun (quatre niveaux) :
Niveau 1 : « Tu n’es vraiment pas très sympa. »
Niveau 2 : « Je préfère m’en aller plutôt que d’entendre ça plutôt que d’être sourd. »
Niveau 3 : « Le train de tes injures roule sur les rails de mon indifférence. »
Niveau 4 : « Considère qu’on est plus amis, Abitbol ! »
– Pour défendre les valeurs humanistes : « Qu’est-ce que j’apprends ? On tient des propos intolérables, où y’a pas de tolérance ? Tu sais donc pas que c’est mal d’être raciste (…) »
Le livre, qui paraît aux éditions Allary, rend à La Classe un hommage mérité en lui réservant le traitement dû aux Grands Classiques.
Outre le texte intégral, présenté comme un drame en cinq actes, le lecteur y trouvera un important appareil critique, comprenant même la « Liste des flims pas utilisés ».
Dans une introduction en forme de « Notice littéraire et historique », deux professeurs de lettres parodient à plaisir le jargon de leurs pairs. Ici, ils distinguent, dans la structure même de l’œuvre, « un emprunt transparent à l’Œdipe-Roi de Sophocle ». Là, ils consacrent quelque 10 000 signes au « Langage, comme un moyen de dire les choses ».
Imperturbable foutage de gueule universitaire, en écho à celui du flim. Sauf que La Classe, elle, donne volontiers dans la provoc « sociétale » : misogynie, racisme & antisémitisme réunis, avec un généreux nappage d’homophobie.
Hazanavicius est le premier à le dire : pas question de refaire un truc pareil aujourd’hui. On s’en doutait, mais qu’importe ! Avec La Classe américaine, le flim et désormais le livre, on tient l’essentiel : l’indispensable vade-mecum de survie dans ce « monde de merde ! »