Dans vingt nouvelles, parfois à la limite du fantastique, Claire Castillon autopsie notre quotidien avec l’acuité d’un Edgar Poe moderne.
Claire Castillon a toujours eu plusieurs cordes à son arc. Romancière dès Le Grenier en 2000, elle se tourna vers la nouvelle en 2006, avec Insecte, qui lui attira de nouveaux lecteurs et fit beaucoup pour sa réputation de fine plume. D’habitude, et c’est d’ailleurs regrettable, les textes brefs passent, même chez un écrivain tout à fait confirmé, pour de la littérature mineure. Chez Claire Castillon, il n’en est rien. Ses recueils de nouvelles ont acquis immédiatement une importance de premier plan, et constituent tout un pan essentiel de son œuvre. Elle y déploie un panel d’effets dont elle a le secret, avec une efficacité rare. Son style minimaliste possède une manière particulière de vous happer, en vous remuant profondément, jusqu’à vous faire vous révolter contre le monde, la société, la vie…
Des personnages « borderline »
Dans L’Œil, recueil d’une vingtaine de nouvelles paru récemment aux éditions Gallimard, Claire Castillon propose des histoires étranges, issues de notre quotidien. Les personnages sont presque systématiquement borderline. Ainsi, nous sommes placés aux confins des attitudes normales, dans une zone inconnue. Avec une cruauté d’entomologiste, mais toujours avec un souci de compréhension pour ses personnages, même les plus irrécupérables, Claire Castillon nous décrit des situations qui franchissent les limites de la folie ordinaire. Dans la nouvelle « Léopold », elle se met dans la tête d’une femme qui dédouble son mari. Si j’ai bien compris, cette femme imagine qu’il est aussi son amant, et qu’elle trompe donc son conjoint légitime, mais avec lui-même. Un autre texte raconte l’histoire d’un adolescent qui vit de manière fusionnelle avec sa mère. Il suce encore une tétine et boit son biberon de lait. Le garçon se demande si, quand il atteindra sa majorité, ces choses-là continueront. Sa mère prépare tout pour cette éventualité : « Il compte les jours, confie-t-elle, qui le séparent de ses dix-huit ans. Il a peur que ça passe trop vite. Je viens de planter une nouvelle peur en lui qui le rapproche encore et toujours de moi. » Claire Castillon raffine ici toujours davantage ses nouvelles, en y ajoutant à la fin, pour chacune, une « Annexe », qui est une sorte de deuxième chute. C’est une manière de conclure l’histoire racontée en renforçant son côté bizarre, humoristique ou insolite. L’idée est excellente, et Claire Castillon s’y montre pleine d’ingéniosité.
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Angoisse et malaise
Dans la plupart de ces textes, tous très réussis, on retrouve les thématiques de prédilection de Claire Castillon, notamment la violence abusive du plus fort envers le plus faible. Cela caractérise souvent pour elle les relations hommes-femmes, comme dans la nouvelle intitulée « L’Orée du bois ». Claire Castillon arrive à renouveler ce thème, à y insuffler une lourde angoisse et un malaise prodigieux, qu’on retrouvait dans son très beau roman, paru en 2021, Son Empire. Des sujets anecdotiques, du moins au départ, par exemple dans la nouvelle intitulée « Comme un mauvais rêve », débouchent sur des scènes qui frôlent le fantastique. Dans cette histoire saisissante, une femme s’aperçoit, grâce à la vidéosurveillance, que des étrangers s’installent dans sa maison de campagne. On sent, il me semble, chez Claire Castillon, grande lectrice, des influences littéraires majeures, notamment celle d’Edgar Poe pour l’inquiétante étrangeté.
Ce recueil de Claire Castillon, L’Œil, nous plonge dans l’inconfort. Sous la grisaille banale des jours, la nouvelliste fait émerger l’irrationalité de nos attitudes coutumières. Elle s’arrête sur ce que d’habitude, pudiquement, on essaie de ne pas remarquer chez les autres ou chez soi. L’art de l’observation de Claire Castillon est peut-être sans pitié, mais élaboré toujours avec la générosité du regard. L’Œil est un plaisir de lecture à la fois pervers et édifiant.
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