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BD: Claire Bretécher est partie il y a un an déjà…

De la beauté naît le désengagement amusé


BD: Claire Bretécher est partie il y a un an déjà…
Claire Bretécher, 1987 © BENAROCH/SIPA Numéro de reportage : 00150090_000001

L’intégrale de la dessinatrice Claire Bretécher, disparue il y a presqu’un an, sort en deux volumes chez Dargaud


Au risque de déplaire aux féministes, j’ose avancer une théorie à rebrousse-poil, celle de la beauté comme moyen d’accession essentiel à la culture, à l’imaginaire et à la dissidence. Le physique comme porte d’entrée à l’Œuvre. Ne parlons pas tout de suite du texte, de l’imprimé, de la pensée, tout ce qui accessoirise la personne, cette patine sociale et intellectuelle qui drape un corps et lui fait perdre une grande part de sa vérité, de son suc aussi. Ne soyons pas sentencieux et vains, grandiloquents et ridicules, à vouloir toujours déconstruire le monde et se rendre finalement moins intéressants que l’on est.

Une beauté sans artifices

Restons d’abord sur ce qui frappe le regard et coupe la respiration, sur cette première image qui, longtemps après, envahit l’esprit et commence son travail d’emprise. Car, il suffit d’avoir vu, une seule fois, Claire Bretécher (1940-2020) à la télé dans les années 70 ou 80, bien avant d’avoir lu ses dessins dans Pilote ou l’Obs, d’avoir entendu les prénoms Cellulite et Agrippine pour connaître un émoi sincère et ravageur. Pour être littéralement ferré, oui, pris au piège d’une beauté qui ne truque pas, qui n’enjolive pas le réel à des fins mercantiles et lui fait prendre des chemins trop directs, trop convenus. C’est toute la différence entre « jolie » et « belle ».

La dessinatrice Claire Brétécher en train de dessiner, mars 1972 © DANIEL LEFEVRE / INA
La dessinatrice Claire Brétécher en train de dessiner, mars 1972 © DANIEL LEFEVRE / INA

Dans un star-system déjà frelaté, le milieu de la bande-dessinée n’échappant pas aux mœurs vulgaires de la Variété française, Bretécher exprimait une désobéissance jouissive et un sens de l’abandon délicieux. Dès le début de sa carrière et, au fil de sa notoriété grandissante, elle ne cilla pas devant la caméra. Son naturel s’imposait sans artifices. La beauté est cruelle et injuste, elle ne se claironne pas. Elle apparaît sans crier gare, elle insulte les bonnes manières, on ne peut que l’admettre et se soumettre. Paupières basses, front mangé par une large frange, cette accro au shopping fixe l’objectif de ses lèvres fines. Elle ne parle pas encore, et pourtant nous avons non pas le sentiment mais la certitude qu’elle nous plaira, qu’elle nous enchantera, qu’elle nous amusera, qu’elle sera différente des autres. Pour l’instant, on ne sait même pas qu’elle dessine. Elle pourrait chanter, jouer la comédie, écrire ou taper à la machine, être dactylo ou aristo, caissière ou banquière, diplômée ou illettrée, nous nous en moquerions complètement. Elle nous plaît, voilà tout. Les rayons de sa beauté nous irradient et nous brûlons devant cette icône dont le mot même, trop outrancier, ferait carrément marrer.

Désengagement vindicatif, ironie rigolarde…

Un observateur attentif aurait pu déceler dans son attitude que je qualifierais de dilettantisme souverain, une trace de timidité habilement masquée par un tempérament plus entier, pas bravache, plutôt cette férocité intérieure qui anime les grands artistes. Un déluge sous-terrain qu’on tente de canaliser. Des influences disparates : le dégoût amusé, le désengagement vindicatif et cependant l’envie d’entrer dans l’arène médiatique sans prendre l’uniforme du militantisme, se méfiant des poses et des idéologies en cours. Pour l’heure, je me répète, on ne sait rien d’elle. Bretécher est une sorte de Stéphane Audran, moins corsetée, ignorant le tailleur chabrolien, ou de Marlène Jobert méfiante, sur ses gardes, cossarde sur les bords. Ne vous fiez pas au débraillé savamment orchestré de Claire. Là aussi, elle anticipera les modes à venir, du « casual chic » à l’ethnique sapée. Elle va maintenant parler.

Et là, ce que sa beauté laissait présager, une sauvagerie contenue, une ironie rigolarde, sa voix nous donne, par saccades, des moments d’intenses jubilations. Je pourrais l’écouter des heures. Il y a des vibratos qui nous emportent ailleurs, très loin. Jamais banale, toujours lucide. L’art de botter en touche et pourtant de ne pas trahir son ambition profonde. Réactionnaire par anarchisme goguenard, Claire était une Sylvie Joly qui ne jouait pas. De son enfance nantaise, bourgeoise et pieuse, elle avait conservé une certaine modulation de fréquence, un pincement amusé et le second degré comme arme de défense massive. Le meilleur moyen pour les belles femmes de faire fuir les prétentieux et les petits malins. Il faut l’entendre prononcer cette phrase à la télévision suisse en 1977 dans un célèbre portrait : « A l’époque, j’étais professeur auxiliaire de dessin à Pontoise ». Cette simple phrase nous touche et nous foudroie. Elle est parfaite d’équilibre et de pudeur, elle charrie tant de souvenirs. Claire incarnait ma France, celle qui faisait la chasse au sérieux et à l’explication oisive. Alors, je le confesse, bien avant d’avoir lu ses dessins qui paraissent aujourd’hui dans un coffret contenant deux tomes, bien avant qu’elle me donne son avis sur le sexe, le couple, la religion, la psychanalyse, l’argent, l’écologie ou le travail, qu’elle défende l’honneur de Goscinny ou qu’elle soit, ironie du sort, adoubée par les intellos de la rive gauche, je l’aimais déjà, à la première seconde.

L’intégrale de Claire Bretécher – 1968 – 2018 – Dargaud.

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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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