Le 1er juillet dernier, je me rendais à l’ambassade de Moldavie, 20, rue Berlioz, pour célébrer le 20e anniversaire de la mort de mon ami Émile Cioran. Pourquoi l’ambassade de Moldavie ? Parce que ni l’ambassade de Roumanie ni l’Institut culturel roumain n’avaient jugé bon d’organiser une rencontre autour de leur compatriote le plus célèbre. Les Français, eux aussi, avaient boudé l’auteur de De l’inconvénient d’être né et aucune fleur n’avait été déposée sur sa tombe au cimetière du Montparnasse. Quant à poser une plaque au 21, rue de l’Odéon pour rappeler qu’il y avait vécu, il n’en avait pas été question. En dépit de la canicule, un vent mauvais soufflait et le passé trouble de Cioran dans les années 1930 refaisait surface. Seule la petite ambassade de Moldavie avait accepté de nous accueillir pour cette commémoration. J’avoue, toute honte bue, que quand m’était parvenue l’invitation de l’ambassadeur, j’avais cru à un gag. Pour moi, la Moldavie était un pays imaginaire peuplé de tintinologues. Et non un ex-satellite de l’URSS.
Tout en m’accueillant de la manière la plus courtoise, l’ambassadeur, qui avait fait ses classes à Moscou, m’assurait que Cioran était totalement inconnu en Russie et qu’il avait lui-même jugé « extrêmement déprimants » les quelques livres qu’il avait parcourus.[access capability= »lire_inedits »] Je m’étais bien gardé de le contredire. Je fus tout aussi surpris de m’apercevoir qu’outre le personnel de l’ambassade, seule une dizaine de personnes s’était déplacée et que les intellectuels et écrivains français annoncés s’étaient désistés les uns après les autres. Bref, ce fut une soirée étrange où l’on me demanda surtout de parler des rapports de Cioran à la Bessarabie, principauté dont j’ignorais tout et qui semblait être au cœur des préoccupations de mes auditeurs. Je glissai vers l’Empire austro-hongrois et le nihilisme thérapeutique, ce qui finit par me donner une contenance.
Un mois plus tard, j’apprenais le fin mot de l’histoire : une loi mémorielle était en passe d’être adoptée par le Parlement de Bucarest, interdisant, outre le négationnisme, le culte de toutes les personnes ayant d’une manière ou d’une autre flirté avec la Garde de fer, mouvement incontestablement fasciste, dont Émile Cioran et Mircea Eliade furent des sympathisants dans leur jeunesse. Exit, donc, Cioran et Eliade : des peines de prison étaient même prévues, selon l’éditorialiste du quotidien Gandul, pour qui évoquerait sur Facebook les personnes incriminées par cette loi, aujourd’hui adoptée.
Cioran avait fui la splendeur de sa patrie parce qu’elle avait un effet dissolvant sur lui. Il ajoutait : l’Occident ne m’a guère mieux réussi. Où que ce soit, il aurait éprouvé le même dégoût. J’imagine combien son destin posthume l’aurait amusé. Lui qui aspirait à être l’homme le plus lucide de son temps, même si la lucidité ne va jamais sans une bonne dose de naïveté, aurait sans doute apprécié qu’une fois de plus, l’Histoire confirme sa certitude que « tout était foutu ».
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*Photo: Thierry Ehrmann.
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