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Cioran, exil et expiation


image : siderevs

À ses débuts en France, Cioran était plus que minoritaire, tant sur le plan philosophique que politique. Tout juste lui reconnaissait-on la grâce d’un styliste dans la ligne des moralistes français, soit en l’ignorant, soit en le considérant comme un affreux réactionnaire. Il fallait être légèrement dérangé pour s’intéresser à ce Roumain que la rumeur décrivait comme un syphilitique ayant un peu trop fréquenté les bordels de Sibiu.

Personne ne se penchait sur son passé pour la bonne et simple raison que personne ne s’intéressait à lui. Il me raconta qu’à une question de son médecin sur sa profession, il répondit, contrairement à son habitude, « écrivain ». Le médecin lui demanda de surcroît − et non sans condescendance − s’il avait déjà publié. Cioran répliqua par l’affirmative. « Vous êtes méconnu… », conclut le médecin. Et Cioran de rectifier : « Non, je suis inconnu. » La gloire vint subitement et tardivement, comme pour Schopenhauer. Peu importe d’ailleurs, car la gloire n’est qu’une des formes de l’indifférence humaine.

On sait le peu d’estime que Cioran portait à l’être humain et on connaît ses ricanements devant les progrès de la civilisation. L’extinction de l’espèce, voilà le seul progrès qu’il concevait. On se réjouit qu’un esprit ait été assez audacieux et farceur pour pousser aussi loin le bouchon nihiliste.[access capability= »lire_inedits »]

Il aurait préféré être crucifié plutôt que de goûter une crème chantilly

Personne ne le surpassera dans cette discipline. Est-ce de la philosophie ? De la littérature ? Une forme inédite d’humour ? Sonne-t-il le glas d’une civilisation ? Il aimait l’idée que l’heure de la fermeture avait sonné dans les jardins d’Occident… mais cela ne l’empêchait pas d’arpenter les allées du Jardin du Luxembourg avec une vigueur peu commune, ni de consulter ses médecins pour le moindre bobo. Si le penseur était un virus dangereux, Cioran, lui, devenait un patient irréprochable. Il avait arrêté de fumer, ne touchait plus à l’alcool et se nourrissait de légumes bouillis. Cioran aurait préféré être crucifié plutôt que de goûter une crème Chantilly.

Lors de nos promenades nocturnes au Luxembourg, c’était un vrai jeu de massacre. Ses deux têtes de Turc étaient Teilhard de Chardin − le jésuite qui avait vu poindre l’Homme nouveau en Yougoslavie − et Jacques Lacan dont il avait suivi le séminaire et qu’il tenait pour un imposteur prétentieux. Il jugeait Derrida creux et ne portait à l’actif d’Althusser que l’étranglement de sa femme. Il se passionnait en revanche pour Freud et pour mon ami Thomas Szasz, le psychiatre libertaire que je lui avais fait découvrir. Sa curiosité ne connaissait de limites que pour le cinéma. Sa vue ayant décliné, il y avait renoncé. Il avait l’élégance de ne jamais évoquer les maux qui vous frappent immanquablement avec le passage du temps : Parkinson, Alzheimer, prostate et tutti quanti… Quant au suicide, il m’avoua un jour y avoir également renoncé. Il était trop vieux pour se tuer. Il regrettait de ne pas l’avoir fait plus jeune et savait qu’il paierait pour ce manquement à ses engagements. La facture fut salée. Il ne lui restait plus qu’à faire semblant d’être encore là, alors qu’il était déjà ailleurs.

Il avait rejoint la communauté des loups

La légende veut − et il n’est pas de grand homme sans légende − que, durant sa dernière année à l’hôpital Broca, Cioran ait tenté à plusieurs reprises de s’enfuir et que les infirmiers l’aient souvent retrouvé hagard, dans un couloir, hurlant comme un loup. Certes, il avait écrit dans De l’inconvénient d’être né qu’il n’existe pas de langage plus déchirant que le hurlement d’un loup. « Jamais je ne l’oublierai, ajoutait-il, et il me suffira à l’avenir, dans des moments de trop grande solitude, de me le rappeler distinctement pour avoir le sentiment d’appartenir à une communauté. » Cioran n’appartenait déjà plus à la communauté des humains, mais avait rejoint celle des loups. Les services secrets roumains tentèrent néanmoins de l’exfiltrer pour qu’il meure en Roumanie. En vain.

Dans Les Syllogismes de l’amertume, Cioran se demandait comment il perdrait la raison. Il trouvait cette question tonique et ajoutait que chacun devrait se la poser. La dernière soirée que j’ai passée avec lui, il était déjà absent. Lui toujours si vif, si enjoué, si paradoxal, écoutait sans entendre, regardait sans voir, tel un mannequin de paille, comme Peter Altenberg au café Central à Vienne. Eussé-je été un peu plus courageux, je l’aurais étranglé. Cinq interminables années de déchéance débutaient. Lui qui prônait l’extermination des vieux se trouvait sans défense dans la peau d’un vieillard dont l’esprit aurait émigré ailleurs, probablement dans ses livres. Exit Cioran, me dis-je au terme de cette soirée lugubre. Nous n’étions plus dans le chic macabre, mais dans l’antichambre de la mort.

Exil et expiation : la condition humaine se résume à ces deux termes. L’exil, Cioran l’a connu dans son destin d’apatride. L’expiation est la clef de son œuvre. Elle lui donne sa dimension tragique[1. Au-delà du caractère humoristique de l’œuvre de Cioran, qui le classe entre Woody Allen et Sacha Guitry dans les dictionnaires des citations]. Ce vandale des Carpates, ce thuriféraire de Hitler, ce zélote du néant, cet amoureux du mot, cet ami si fidèle allait capituler face aux quatre A : amnésie, apraxie, aphasie, agnosie qui signent l’Alzheimer. Sans doute eût-il préféré l’ataraxie, lui qui prônait trois remèdes au cafard : rester sous la couette en écoutant du fado, se plonger dans un dictionnaire ou un traité de grammaire, se promener dans un cimetière.

Peu importe les remèdes. Comme nous tous, il se sera trémoussé pendant quelques années dans un univers absurde, polissant de surcroît quelques formules qui resteront comme autant de fragments d’éternité.[/access]

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Juin 2011 . N°36

Article extrait du Magazine Causeur



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