1. Au café de Flore avec Cioran
C’est au café de Flore où il se réfugiait tous les jours pendant la guerre que Cioran a écrit : « Les amis ne nous aiment vraiment que lorsque nous avons l’élégance de mourir. » Ils prennent alors conscience de notre valeur pour mieux affirmer la leur. Et ce qu’ils désignent sous le terme d’amitié se métamorphose en une rivalité apaisée.
***
En 1946, Vladimir Jankélévitch écrit à un de ses amis : « La France est bien bas, mais elle a le café de Flore que l’univers nous envie. » Soixante-dix ans plus tard, on peut en dire autant.
***
J’observe les habitués du lieu et je songe que seuls m’inspirent confiance ceux qui ont quelques vices pour les racheter. Ce sont rarement les touristes, une engeance à proscrire, et jamais les mères qui traînent leur progéniture avec elles. Quant aux amoureux qui se bécotent, comment ne pas voir en eux deux haines qui se répandent ?
***
Il y a deux sortes d’hommes : non pas les riches et les pauvres ni les élégants et les rustres, mais ceux qui par crainte de la mort sont prêts à tout subir pour lui échapper et ceux qui, ayant déjà consenti à leur mort, sont prêts à ne rien céder de ce qui fait la dignité de leur vie. Jeune, j’aspirais à appartenir à la première catégorie. Le temps m’a détrompé.
***
Si qui que ce soit prétend faire votre bien, n’hésitez pas une seconde : prenez la fuite.[access capability= »lire_inedits »]
***
De cette conversation, je ne retiens qu’une phrase, mais qui vaut tout l’or du monde : « J’ai été victime, me dit-elle, d’un léger accident. » Inquiet, je l’interroge : « De quel ordre ? » « Le pire qui soit, me répond-elle en souriant, un accident d’amour-propre. » Je n’ai pas cherché à en savoir plus. Sans doute lui a-t-il manqué les 20 gouttes de narcissisme qui nous permettent de faire face aux affronts du quotidien.
2. Conversation sur les femmes
Je retranscris à la hâte ce dialogue saisi sur le vif au premier étage du Flore entre deux jeunes philosophes.
« Comment donner tort à Schopenhauer quand il affirme que les femmes sont de grands enfants myopes, privés de mémoire et imprévoyants, vivant seulement dans le présent, dotées d’une intelligence semblable à celle des animaux avec tout juste un peu de raison, menteuses par excellence et nées pour demeurer perpétuellement sous tutelle ?
– Jolies fleurs qu’il leur envoie ! Mais aujourd’hui la femme ne veut plus être traitée avec des fleurs : la galanterie est passée de mode. Elle veut sentir la force, et plus tu lui en dis et plus tu lui en fais, plus elle t’aime. Si tu restes face à elle timide et respectueux, elle te considère aussitôt en son for intérieur comme un imbécile et commence à te faire la leçon. Tu dois faire la moue, te donner l’air d’un homme important, forcer le geste et la voix, mettre de côté trois ou quatre paradoxes, le plus efficace aiguillon de l’attention, et les sortir au bon moment d’une façon brève et impérieuse. Par ailleurs, laissons-lui croire qu’elle est un esprit fort, puisque de nos jours elle fait l’athée comme elle faisait autrefois la dévote… »
Je ne suis pas intervenu dans cette conversation, soulagé seulement de savoir que j’avais toujours quelques paradoxes à ma disposition et qu’ils m’avaient maintes fois sauvé de situations inextricables. Quand je me suis levé pour sortir, j’ai encore entendu cette phrase : « La philosophie mène un honnête homme tout droit au gibet. » Je me suis alors demandé où elle allait mener ces deux godelureaux, imprégnés de Schopenhauer et si visiblement mal à l’aise dans leur époque. Je n’ai toujours pas la réponse.
3. Les judicieux conseils de Carl Gustav Jung
Jung conseillait à ses étudiants d’apprendre la psychologie non sur les bancs de l’université, mais dans les meetings politiques, dans les sectes religieuses et au bordel. « Tout le monde ne doit pas savoir la même chose et le savoir en question ne peut jamais être transmis à tous de la même façon. C’est là ce qui fait totalement défaut dans nos universités : la relation entre l’élève et le maître. »
Comme tout psychologue sensé, il était partisan de séparer les enfants des parents dès qu’ils avaient atteint l’âge adulte. Il ajoutait : « Les enfants n’appartiennent pas aux parents et c’est seulement en apparence qu’ils sont issus d’eux. » Il ne doit pas y avoir la moindre contrainte, la plus petite sujétion d’un côté comme de l’autre.
Quand une Américaine lui proposa de fonder un institut pour rapprocher la pensée orientale de la pensée occidentale, il s’exclama : « Pour moi, un institut qui distribue la sagesse est le comble de l’horreur ! »
Et à une correspondante qui lui demandait jusqu’à quel âge une cure analytique peut être entreprise, il lui répondit que l’âme peut être traitée aussi longtemps que l’être humain en a une. « Les seuls qu’on ne puisse pas traiter sont ceux qui sont venus au monde sans âme. Leur nombre n’est pas négligeable. » Il semblerait même qu’il augmente de manière exponentielle.[/access]
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !