Cette affirmation troublante de Cioran, datant non pas de ses années berlinoises mais de la fin de sa vie : » Il y a quelque chose de pire que l’antisémitisme : c’est l’anti-antisémitisme. » Troublante, parce qu’elle présuppose que l’antisémitisme est un don de Dieu et que sans l’antisémitisme, le peuple juif aurait disparu depuis longtemps.
À propos du scepticisme de Cioran, je ne soutiendrais pas qu’il est dû à l’abandon de sa langue maternelle – trahison héroïque, écrit-il, équivalent à passer d’une prière à un contrat, d’une forme d’épilepsie à une camisole linguistique -mais au simple fait qu’il est impossible de prendre le parti des vaincus, en l’occurrence du Troisième Reich, à moins de vouloir se suicider socialement.
Or Cioran était tout, sauf suicidaire. C’est d’ailleurs ce qui rendait sa compagnie si stimulante. En quittant la Roumanie, il a abandonné toute pose tragique, enfin conscient qu’elle ne sied qu’à une puberté prolongée et ridicule. Ce qui l’a conduit après son apologie de la barbarie à se métamorphoser en » bouddhiste à quatre sous « , comme il aimait à se définir. Mais un moine et un boucher continuaient à se disputer son esprit. De cette union paradoxale et de ce conflit incessant, il a tiré le parti le plus fécond : celui de l’écartèlement.
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