Le film Cinquante nuances de Grey réalisé par Taylor-Johnson, paru le 11 février, aura-t-il autant de succès que le livre éponyme ? La sortie de ce film hollywoodien érotique pour grand public (adulte) est l’occasion de se poser des questions sur la sexualité de ce début de vingt-et-unième siècle. Nous pouvons nous demander si elle bénéficie de plus de liberté ou si elle subit plus de contrôle, devenant ainsi plus normée et insipide (films pornos et épilation maillot obligatoires « pour tous »). En ce qui concerne nos vies amoureuses, avons-nous plus de choix ou sommes-nous menacés d’une uniformisation des conduites ?
Plusieurs formes de sexualité autrefois considérées marginales tendent à se populariser ou se normaliser. Le roman érotique devenu un best-seller planétaire, Cinquante nuances de Grey, racontant une histoire d’amour sur fond de pratiques sexuelles sadomasochistes, a participé de la mutation sociétale concernant le sado-masochisme. Le SM avait été pendant des années à la marge de la sexualité conventionnelle, pratiqué principalement par des hommes gays. Depuis quelques années, ces pratiques sont devenues plus courantes et moins taboues. Le roman de James dépeint une relation SM consensuelle, basée sur un contrat. La réalisatrice Taylor-Johnson le décrit comme « un conte de fées sombre » qui parle d’un beau prince riche et d’une femme modeste, une sorte de fantasme. Elle affirme que contrairement à des idées reçues, il est possible d’être féministe et soumise à la fois. Pour elle, les rituels SM sont une manière subversive de résister dans des sociétés qui glorifient le contrôle, ne supportent pas la dépendance, et réclament sans cesse l’égalité. Qu’en est-il en France, où l’on vient de célébrer le bicentenaire de la mort du marquis de Sade ? Existe-t-il un engouement populaire nouveau autour du SM ? Si oui, nous pouvons nous interroger sur sa signification. Le film de Taylor-Johnson permettra-t-il de célébrer des plaisirs sauvages libérés ou empêchera-t-il cette même liberté, fournissant insidieusement un modèle à suivre pour être à la mode, une sexualité pré-scénarisée ? Cette oscillation entre libération et contrainte paraît paradigmatique de la sexualité de notre époque. Elle est d’ailleurs incarnée par l’héroïne Anastasia Steele qui hésite entre plaire à l’Autre en suivant son modèle ou trouver son propre plaisir et ses propres limites.
Le succès récent des films pornographiques comme Sex Tape (2014) et celui de sites web comme YouPorn montrent la démocratisation du porno amateur. Fait nouveau, ces sites sont accessibles gratuitement, ce qui risque d’impliquer la remise en question de la pornographie payante et le déclin ou l’extinction de toute une industrie. S’agit-il d’une libération par la possibilité d’exulter dans le voyeurisme sans jugement, sans crainte d’une rétorsion morale, d’un surmoi devenu « vieux-jeu » ? Ou est-ce une pression de groupe qui est à l’œuvre pour faire accepter une sexualité « aux normes » rendue transparente, mécanisée où le désir et l’érotisme sont absents ?
Le changement du regard sur le porno semble être à double tranchant. Chaque société conjugue à sa façon des injonctions contradictoires concernant la sexualité auxquelles le porno n’échappe pas. Il y a, par exemple, l’ambivalence de la société américaine à propos de la sexualité, vacillant entre puritanisme et hédonisme. L’état d’esprit français, peut-être moins clivé au premier regard, n’est pas à l’abri de ses propres contradictions. Comment interpréter sinon la quasi-simultanéité de processus de libéralisation des mœurs (loi du mariage gay) et de répression des mœurs (proposition de loi pour l’abolition de la prostitution) ?
Mais le mariage gay s’est-il vraiment joué sur la question de la liberté ? Après de nombreuses périodes de haine homophobe, un autre mode d’aimer et désirer a été reconnu comme légitime. Le mariage gay peut être analysé comme l’aboutissement d’un souhait d’être « normal », de rentrer dans une « norme », celle du mariage, tout en modifiant cette norme.
Le regard porté par une société sur l’homosexualité peut être vu comme un marqueur de la tolérance de l’époque. L’attitude vis-à-vis de la prostitution paraît être un indicateur similaire. Qu’en est-il en France ? Contrairement aux exemples cités où des formes de sexualité autrefois marginales sont mieux acceptées aujourd’hui, le domaine de la prostitution voit la répression d’une forme de sexualité. Vis-à-vis de la prostitution, trois positionnements existent:
-le prohibitionnisme interdit la prostitution et en fait un délit. Les prostituées sont considérées comme des criminelles, les proxénètes et les clients sont peu réprimés.
-l’abolitionnisme voit les prostituées comme des victimes. Le proxénétisme est pénalisé, et éventuellement les clients. -le réglementarisme cherche à organiser la prostitution à travers des maisons closes, une surveillance médicale, l’enregistrement des prostituées.
La France tend à devenir abolitionniste, avec la proposition récente d’une loi visant à punir les proxénètes et les clients et à abolir la prostitution. Cette politique conservatrice criminalisante semble un peu hypocrite, voire misogyne et a été dénoncée par de nombreuses personnalités, notamment dans le Manifeste des 343 salauds. Dans cette vision manichéenne, on prend en compte la réalité des victimes du trafic d’êtres humains mais on nie celle des travailleuses/- eurs du sexe.
Autre changement de perspective : des pratiques comme l’échangisme et le libertinage, plutôt marginales, perdent néanmoins leur aspect « tabou ». Tout comme celles de l’union libre et du polyamour.
Pour conclure, le film Cinquante Nuances de Grey semble bien représentatif d’une époque, où étrangement nous ne savons pas si l’autorisation à exulter dans le plaisir n’est pas en fait une intimation… à être normal. Les contradictions sont donc là : entre libération et contrôle, entre progrès et régression, entre écouter nos instincts et obéir à de nouvelles règles. Il semble bien qu’un cycle est perceptible : à chaque bouleversement sociétal où le sexe est libéré (sous la poussée du « ça » en termes freudiens), le refoulement et la censure (venant du « sur-moi ») re-pointent leur nez sous d’autres formes.
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