Prenez un pays d’à peine plus de 9000 kilomètres carrés, toujours déchiré par une ligne verte. Ajoutez-y d’importantes quantités de gaz naturel fraîchement découvertes au large de ses côtes, saupoudrez-le d’une rivalité avec la Turquie, de négociations en cours, puis propulsez-le à la tête de l’Union Européenne. Mélangez bien. Vous obtenez la situation inédite de la République de Chypre en 2012. La partie grecque de l’île, Etat-membre depuis 2004, prendra le 1er juillet 2012 la présidence tournante de l’Union Européenne. De quoi concentrer entre ses mains plusieurs enjeux liés non seulement à l’Europe, mais aussi aux gigantesques réserves de gaz récemment découvertes en Méditerranée orientale, et à la faveur desquelles de nouvelles alliances se nouent dans la région.
Chypre n’a pas encore endossé son costume de président que, déjà, chacun scrute les initiatives diplomatiques de son voisin. Première cause de friction potentielle : une force militaire internationale qui opère dans les Balkans. Intégrée sous commandement européen, elle comprend des soldats turcs. En tant que futur président, Chypre pourrait diriger une partie des opérations. Des soldats turcs se retrouveraient alors mécaniquement sous des ordres émanant de Chypre… Impossible, selon le quotidien turc Akşam daily, qui a annoncé le retrait des militaires turcs afin d’éviter ce scénario. Mais Ankara dément. « La présidence chypriote de l’UE n’affectera pas les forces turques dans les Balkans » affirment aujourd’hui plusieurs officiels turcs. Le ton se veut plus mesuré qu’en septembre dernier, lorsque la Turquie menaçait de geler ses relations avec Bruxelles si ce qu’Ankara appelle le « Sud de Chypre » accédait à la présidence. A moins bien entendu que la question chypriote soit définitivement résolue, ce qui ne risque pas d’arriver de sitôt. Cela fait presque quarante ans que les troupes turques ont occupé en 1974 un tiers du territoire, divisant l’île entre une partie grecque au Sud, aujourd’hui membre de l’UE, et une autre au Nord, la République turque de Chypre du Nord (RTCN), que seul Ankara reconnait. Et jusqu’à présent, aucune initiative diplomatique n’a trouvé d’issue favorable.
Côté négociations justement, un cinquième cycle de rencontres est actuellement organisé dans une banlieue de New York, sous les auspices des Nations-Unies. Quelques années après l’échec du plan Annan[1. Du nom de l’ancien secrétaire général des Nations-Unies, ce plan avait pour but de réunifier les deux nations chypriotes. Soumis à un double referendum en 2004, il a été accepté par les chypriotes turcs mais rejetés par leurs voisins grecs.], les responsables politiques présentent cette initiative comme la tentative de la dernière chance. Le secrétaire général de l’ONU Ban Ki-Moon a prévenu dès décembre : « Chypre va prendre la présidence de l’Union européenne au premier juillet 2012, le temps qui nous reste pour progresser dans les négociations est donc très limité ».
A Chypre, côté Sud, cet empressement est synonyme de pressions. « Le Président de la République ne doit pas accepter une telle tentative », a déclaré le chef du Parlement chypriote grec, pour qui aucune deadline n’est légitime, pas même celle du 30 juin à minuit. Au Nord, le pessimisme est de rigueur et selon Erol Kaymak, un spécialiste cité par le Cyprus mail, les dirigeants chypriotes turcs envisageraient même un échec des négociations et miseraient sur le deal suivant : la reconnaissance de leur République autoproclamée par les pays arabes de la région contre un soutien turc à la cause palestinienne.
Mais négociations ou pas, la République (grecque) de Chypre n’a pour l’heure qu’un seul calendrier : celui de sa présidence. Une « énorme responsabilité » selon les propres termes de la ministre chypriote des affaires étrangères. Or d’ici fin 2012, sous la présidence chypriote, l’Europe devra se mettre d’accord sur le cadre d’exercice des outils financiers pour la période 2014-2020. En pleine crise de l’euro, une affaire réputée difficile.
Centre de gravité européen, la République de Chypre se retrouvera par ailleurs au cœur de la nouvelle course au gaz à laquelle se livrent tous les Etats qui bordent la Méditerranée orientale : Chypre, mais aussi le Liban, la Syrie, la Turquie et Israël. Tout commence courant 2009 lorsque d’importants gisements de gaz sont découverts au large du port israélien de Haïfa. Le 17 décembre 2010, Chypre signe avec Israël un accord délimitant sa frontière maritime et prévoit des forages avec la compagnie Noble Energy, celle-là même qui s’est associée aux prospections israéliennes et opère aujourd’hui en Grèce. En septembre dernier, début des forages. Fin décembre déjà, premières annonces… Le président chypriote grec Demetris Christofias en personne affirme à la télévision qu’un réservoir de gaz naturel contenant entre 140 milliards et 224 milliards de m3 vient d’être mis au jour. La Turquie avait pourtant tout fait pour empêcher ces forages. Arguant de la partition de l’île, elle avait avancé que le gaz découvert appartiendrait autant aux Chypriotes grecs qu’aux Chypriotes turcs mais aussi… à la Turquie elle-même. Et en septembre, la Turquie avait signé un accord avec la République autoproclamée de Chypre du Nord pour entamer des forages offshore de gaz et de pétrole.
Pour contrecarrer le nouvel axe gazier Israël-Chypre-Grèce, le gouvernement d’Erdogan peut aussi compter sur les menaces terroristes du Hezbollah et sur le Liban qui réclame également sa part du gâteau. Selon un accord frontalier entre Chypre et le Liban conclu en 2007, les gisements israéliens n’empiètent pas sur la zone d’exclusivité économique libanaise. Mais depuis que les précieuses molécules ont été découvertes, les dirigeants du pays du Cèdre contestent cet accord, et font valoir qu’il n’a pas encore été ratifié par leur Parlement… tandis que les Turcs font justement pression sur le Liban pour entraver la ratification de ce texte.
Dans cette querelle, l’ONU s’est déclaré incompétente, estimant qu’elle ne pourrait juger ce conflit frontalier que si les Etats en présence reconnaissaient mutuellement leur existence. De son côté, la partie grecque de Chypre trace sa route. Bientôt pays exportateur de gaz naturel, elle offre à Israël une porte d’entrée « gazière » vers l’Europe et à l’UE la possibilité de diversifier ses approvisionnements. Tout en résistant, pour le moment, aux intimidations turques.
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