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Les mauvais comptes font les faux amis


Les mauvais comptes font les faux amis

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À en juger par le discours médiatique et politique, le drame de l’euro s’explique par des causes bien triviales. Le séisme qui a commencé à ravager le Vieux Continent viendrait de ce que certains pays ont commis des « erreurs ». Erreurs pardonnables, cela va de soi, mais surtout réparables. Ceux qui se sont risqués à nous lire savent ce que nous en pensons : c’est le vice de conception originel de l’euro qui a provoqué une crise irrémédiable dont la gravité s’accentue au fil des mois sous l’effet de politiques inopérantes d’austérité publique et salariale.
Pour autant, on ne saurait s’en tenir à l’explication par la malfaçon de l’euro, aussi intellectuellement satisfaisante soit-elle. Après avoir frappé la Grèce, l’Irlande, le Portugal, l’Espagne, la crise opère son action de dévoilement à Chypre − la Chypre grecque, membre à part entière de l’Europe et de l’euro. Au regard de sa population de 400 000 habitants et de son PIB affiché de 16 milliards d’euros, égal à 0,2% du PIB total de la zone, le conflit provoqué par ce petit pays au sein des instances européennes apparaît largement disproportionné. Mais il fournit surtout la quatrième démonstration des falsifications auxquelles se sont livrées différents États − des fautes donc, et non pas des « erreurs » comme se plaisent à le dire les commentateurs. Récapitulons.
Le trucage des comptes publics grecs est la seule falsification avouée à ce jour. Dans les faits, il y en a eu deux. On a oublié le premier, qui a permis à la Grèce de remplir les critères d’appartenance à l’euro à la fin de la décennie 1990. C’est à cette entourloupe que Mario Draghi, alors président de Goldman Sachs Europe, a prêté son concours. Le deuxième trucage a été dévoilé par Andréas Papandréou après son entrée en fonctions à l’automne 2009. Ses prédécesseurs ne révélaient qu’un petit tiers du déficit budgétaire accusé par les finances publiques.
On n’a guère cherché à savoir comment les échelons supérieurs, conseil des ministres Écofin, Commission européenne et BCE avaient pu ignorer la véritable situation financière du gouvernement grec.[access capability= »lire_inedits »] En réalité, ils ne l’ignoraient pas. Chaque État de la zone émet en effet deux adjudications hebdomadaires de bons et d’obligations du Trésor, dont les montants renseignent sur l’évolution de la trésorerie et du déficit – leur croissance trahit la détérioration de la situation financière. Ainsi, à l’occasion de la crise occidentale, tous les Trésors ont accru leurs émissions d’emprunts. La montée en flèche de celles du Trésor grec aurait dû découvrir le pot-aux-roses. Mais Bruxelles et Francfort sont restés inertes.
Le caractère factice de la croissance irlandaise n’apparaît nulle part. Ce pays, entré le deuxième dans le processus de crise, a bénéficié de concours massifs du fonds de sauvetage européen après la faillite cataclysmique de ses banques. Le « Tigre celtique » s’était dopé à l’EPO dela dette. On a donc cessé de s’extasier sur les performances de l’économie de Dublin. Mais, ce faisant, on a commis une seconde erreur d’appréciation, plus significative que la première, à notre humble avis. Car le PIB irlandais affiché après une récession avouée de plus de 10% est encore faux. Non pas qu’il soit falsifié, comme l’ont été les comptes publics dela Grèce. Mais c’est un PIB « comptable ». Le PIB, en Irlande comme partout ailleurs, est la somme des valeurs ajoutées par les entreprises travaillant sur le territoire. Tout dépend donc de la façon dont ces valeurs ajoutées apparaissent dans les comptes des entreprises. Or, les entreprises multinationales opérant en Irlande, General Electric ou les groupes pharmaceutiques, s’ingénient à transférer vers Dublin la valeur ajoutée et les profits qui se forment sous d’autres cieux[1. Par le mécanisme des prix de transferts bien connu des comptables et des fiscalistes. General Electric en joue si bien qu’il ne paie pas d’impôt sur les bénéfices aux États-Unis, berceau historique de son activité.], aux États-Unis ou en Europe continentale, afin de bénéficier du taux d’imposition des bénéfices de 12%. Avec un impact énorme sur le PIB d’un pays de 4,4 millions d’habitants.
Cet impact peut se mesurer indirectement. D’abord avec les données de la production par tête. En 2012, l’Irlandais au travail représentait une production par tête supérieure à celle de ses homologues allemand et français. Ensuite, quand on examine la composition du PIB irlandais, on découvre qu’il provient pour 90 % des exportations ! Cela signifie que les productions de toutes sortes destinées à la demande locale, depuis le coiffeur jusqu’au professeur, en passant par le camionneur ou le boulanger, ne représentent qu’un dixième de la richesse produite et, par ailleurs, que l’Irlandais exporte beaucoup plus que l’Allemand ou le Suédois. Peut-on sérieusement croire cela ?
Gonflé par les manipulations comptables des multinationales, le PIB est largement factice. Et c’est pourquoi le gouvernement de Dublin a toujours refusé de normaliser son taux d’imposition sur les bénéfices. Il en découlerait un effondrement comptable du PIB et, dans son sillage, une explosion des chiffres des déficits et des dettes. La dette publique de l’Irlande, comptabilisée à plus 110% du PIB, serait massivement réévaluée, à un niveau proche de celui de la Grèce, soit 180% à peu près. Il faudrait bien alors, se résoudre à admettre l’insolvabilité de l’Irlande.
La falsification du PIB espagnol par le gouvernement et la Banque d’Espagne. Le montant de la consommation totale reste stable, alors que la consommation de détail, qui en représente la moitié, a baissé de 30%. Une chute de plusieurs points de PIB est ainsi gommée par des statisticiens indélicats. Une confirmation indirecte de cette falsification nous est par ailleurs fournie par les chiffres du chômage. Entre 2007 et fin 2012, les taux de chômage de la Grèce et de l’Espagne ont suivi des évolutions parallèles, grimpant de 8% à 26% de la population active, tandis que les baisses respectives des PIB affichées par les deux pays étaient de 16% et de 5,5%. Tout commentaire supplémentaire semble superflu.
En point d’orgue, peut-être provisoire, on découvre aujourd’hui les faux chiffres de l’économie chypriote. En quelques jours, à la faveur de la faillite de l’île, nous avons subi une avalanche d’informations restées fort discrètes jusqu’ici. Dans l’ordre : les banques chypriotes accueillent quelque 70 milliards d’euros de dépôts locaux et étrangers, soit un montant représentant quatre fois et demie le montant du PIB comptable, tandis que dans nos pays, la proportion oscille entre une fois et demie et deux fois le PIB – 30 de ces 70 milliards sont détenus par d’honorables ressortissants de la mafia russe. Durant la période de crise, les montants des dépôts des étrangers et des Chypriotes n’ont cessé de s’accroître, comme si Chypre bénéficiait d’une prospérité inconnue ailleurs en Europe. L’essor de l’activité bancaire a porté leur contribution au PIB à 45% du total[2. La banque anglaise n’a jamais dépassé une proportion de 10% du PIB du Royaume-Uni.]. Cela a débouché cependant sur une faillite des banques qui avaient replacé imprudemment leurs avoirs sur le marché de la grande sœur grecque victime d’une dépression. Nous découvrons en définitive la véritable nature de l’économie chypriote : une lessiveuse de l’argent noir et un centre de trafics permettant de falsifier la qualité des marchandises circulant dans l’espace méditerranéen et européen[3. Par le biais de traders comme celui qui est impliqué dans l’affaire du minerai de viande.], en échange d’une commission.
L’Europe libérale et démocratique vit désormais sous le signe d’une falsification qui la rapproche de l’Union soviétique. Reste à trouver le Mikhaïl Gorbatchev qui appellerait à la « glasnost » (transparence) et lancerait la « perestroïka » (restructuration), le chevalier blanc qui ouvrirait une nouvelle ère de notre existence commune. À supposer qu’il existe.[/access]

*Photo : Vladimir Guculak.

Avril 2013 #1

Article extrait du Magazine Causeur



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est un économiste français, ancien expert du MEDEF

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