Tous les 30 avril, je revois cette séquence des chars de l’Armée populaire du Vietnam renversant les grilles du palais présidentiel de Saïgon. Mettant un terme à une guerre de libération de trente ans où un petit peuple d’Asie avait mis en échec la France d’abord, puis la première puissance du monde, et le point final à l’ère des empires occidentaux initiée au XIXe siècle. Au prix de sacrifices inouïs et d’un courage sans faille, le Vietnam, pays de vieille civilisation, venait enfin de reconquérir son indépendance. Cette guerre a hanté ma jeunesse, et chaque fois que je me repasse l’ouverture du film de Coppola et la chanson de Morrison, que je relis des pages du formidable Putain de mort !, je replonge, ému, dans l’ambiance de folie qui baignait cette époque.
Écoutons ce que disait Coppola en présentant son film : « Apocalypse Now n’est pas un film sur le Vietnam, c’est le Vietam. Et la façon dont nous avons réalisé Apocalypse Now ressemble à ce qu’étaient les Américains au Vietnam. Nous étions dans la jungle, nous étions trop nombreux, nous avions trop d’argent, trop de matériel et petit à petit, nous sommes devenus fous. »
Tous les jours pendant ces années-là, les journaux télévisés commençaient par un point sur cette guerre filmée, photographiée comme jamais ne l’avait été un conflit. Et nous recevions ces images en temps réel, le paroxysme étant atteint au moment de l’offensive du Têt en février 1968. Dans cette année terrible qui vit l’assassinat de Martin Luther King, celui de Robert Kennedy, les révoltes étudiantes en Occident, le mai français, l’intervention soviétique à Prague, le premier tour de la lune d’Apollo 10, le spectacle de ces divisions blindées nord-vietnamiennes sortant soudain de la jungle à 10 km des grandes villes fut le plus grand choc.
Et il y eut la fin, l’effondrement et le spectacle de la panique et de la débandade qui saisit Saïgon, le ballet des hélicoptères, le pont des porte-avions d’où on les jetait à la mer pour faire de la place. Le symbole de cette terrible défaite fut l’image de l’ambassadeur américain montant dans un de ces hélicoptères son drapeau plié à la main. Je garde aussi de ce moment un souvenir personnel, celui de mon père rentré d’Indochine après la défaite française et plein de respect pour les Nord-Vietnamiens qu’il comparait aux Prussiens et pour Giap leur chef. Et anticommuniste ou pas, l’humiliation américaine, relativisant la défaite française, ne lui provoquait pas un chagrin fou. Lors de leur offensive du début 1975, les dirigeants nord-vietnamiens prévoyaient une victoire pour l’année suivante. Lorsqu’il apprit la prise de Buôn Ma Thuột par l’APV en mars, il me dit simplement : « C’est fini ».
Bizarrement, ce traumatisme est aujourd’hui enfoui, les pages sont tournées, et cette histoire n’intéresse plus grand monde. Je l’ai ressenti l’année dernière au moment du 40e anniversaire. J’étais alors en Chine, et j’ai pu constater que ce que nous avions vécu comme un événement majeur avait disparu des mémoires. Les États-Unis, aussi, ont tourné la page et, dès le début des années 80 avec Ronald Reagan, retrouvé leur confiance. Et ce n’était pas l’effondrement de l’URSS quelques années plus tard qui allaient l’entamer. Des vétérans qui avaient défilé contre la guerre du Vietnam et jeté leurs médailles ont pu, comme John Kerry, devenir vice-président ou secrétaire d’État. Le Vietnam, appliquant la stratégie de Deng Xiaoping, a pris son virage économique et entretient les meilleures relations avec les États-Unis, probablement aussi à cause de leur méfiance commune vis-à-vis de la Chine. On ne rencontre pas le ressentiment aigre qui hante souvent les relations de la France avec ses anciennes colonies. De la même façon, le Vietnam qui a pourtant payé le prix fort pour sa libération et subi une colonisation particulièrement dure n’éprouve pas le besoin de se poser en permanence en victime, et il ne viendrait pas à l’idée de ses ressortissants en France, pourtant assez nombreux, de se prétendre victime d’un racisme colonial. Une des raisons de cette résilience trouve probablement son origine dans le fait que le Vietnam est un pays de vieille civilisation et qu’il perçoit la tragédie dont il vient de sortir comme une péripétie d’une longue Histoire.
Ce qui me revient au moment de ce 41e anniversaire me renvoie, et cela va paraître bizarre aux gesticulations qui entourent le mouvement Nuit debout. J’ai déjà dit que ma sympathie initiale s’était transformée en lourd scepticisme face à l’absence totale des couches populaires et à la dimension « new age obscurantiste » que véhicule un certain nombre de charlatans. Les tentatives caricaturales tendant à réactiver le mot d’ordre imbécile CRS=SS, les pleurnicheries permanentes de warriors en peau de lapin me rappellent furieusement Mai 68. Et puis, je me souviens de tous ces révolutionnaires purs et durs, trotskistes, maoïstes, anarchistes qui passaient leur temps à donner des leçons à la classe ouvrière et à cracher sur le PCF. Eh bien, tous ceux-là, à l’exception de l’unique Alain Krivine se sont reniés et ont changé de camp. Pour peupler les conseils d’administration, les cabinets ministériels, et les comités de rédaction des chiens de garde.
La première manifestation de cette trahison, le Vietnam en fut victime. Comme me l’avait dit un vieil ami vietnamien qui avait tout vécu : « Nous n’imaginions pas qu’il serait à ce point plus difficile de construire la paix que de faire la guerre ». Voilà un pays qui avait eu à déplorer près de 2 millions de morts, reçu sur son territoire plus de bombes que tous les théâtres de la deuxième guerre mondiale réunis, vu ses campagnes ravagées par le napalm et l’agent orange, déchiré par ce qui fut aussi une guerre civile, devant se reconstruire dans un environnement hostile et soumis à un embargo sévère. Cela ne dissuada pas nos révolutionnaires de salon reconvertis de lui tirer dans le dos. On assista au moment de la tragédie des boat-people à un déferlement de propagande qui culmina avec la sinistre pantalonnade de Glucksmann et ses compères maoïstes accompagnant deux vieillards se réconcilier sur le perron de l’Élysée. Sartre qui fut de toutes les imbécillités gauchistes d’après mai, et le pauvre Raymond Aron qui n’en pouvait mais, seul à être de bonne foi dans cette équipée. Ceux qui avaient applaudi la révolution culturelle étaient d’une discrétion de violettes sur l’abomination « Khmers rouges », ne leur mégotant pas leur soutien même après que le Vietnam en eu débarrassé le Cambodge, et se sont avec beaucoup d’aisance reconvertis dans le service des puissants.
Je ne sais pas ce qu’il en sera des thuriféraires de Nuit debout, mais va savoir pourquoi, sur ce point-là aussi, je suis méfiant.
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