La Bibliothèque Nationale de France est sans doute un des endroits les plus singuliers de Paris. Par son architecture même, qui semble n’avoir pas plus été conçue pour accueillir la plus grande concentration d’ouvrages au monde que pour offrir un asile aux armées de lecteurs et de chercheurs qui s’y précipitent. Il se raconte que l’architecte qui a dessiné les plans des quatre tours monumentales qui constituent les immenses banques d’ouvrages n’a pas pensé un seul instant, en laissant libre cours à son amour du verre et de l’acier, que quelques précieux écrits risquaient de souffrir rapidement de la morsure du soleil et que les incunables ne bronzent pas comme les vacanciers à Ibiza. Il a donc fallu en toute hâte installer ses panneaux de bois pivotant qui protège les livres de la trop crue lumière du jour ainsi que des régulateurs thermiques. Le jour où notre civilisation s’écroulera, et que les régulateurs tomberont en panne, on a au moins l’assurance que notre patrimoine culturel ne nous survivra pas longtemps.
La dalle elle-même qui supporte ses quatre tours, et délimite tout le périmètre occupé par les bureaux et les salles de lecture, tient à la fois de l’expérience de sociologie comportementale et du surréalisme technicien. En son centre donc s’ouvre cette impressionnante fosse qui permet au visiteur de plonger son regard sur une forêt de conifères qui plonge ses racines au niveau des salles de recherches dont les couloirs vitrés ceinturent cet étrange sous-bois, loin en contrebas. On raconte là encore qu’un petit malin avait réussi à introduire dans cet étrange asile végétal perdu au milieu du béton deux lapins et un canard dont les chercheurs qui traversaient les longs couloirs feutrés avaient pu découvrir, un peu médusés, la présence de l’autre côté de la vitre et s’étaient mis à guetter avec impatience les apparitions, comme si le règne animal n’était plus représenté que par ses trois derniers rescapés de l’Arche mitterrandienne. Il y a dans la BNF un petit côté Fahrenheit 451.
Aux extrémités ouest et est de la dalle, surplombant les escaliers qui permettent d’atteindre le sommet de cet inquiétant lieu de culte, le concepteur de cet univers étrange a imaginé, par un prodige de symétrie intellectuelle, de placer à intervalle régulier des arbres encagés dans des sortes de cubes de métal grillagés à travers lesquels les végétaux agitent tristement, été comme hiver, leurs rameaux déprimés. Le fait de devoir passer à travers ces arbres emprisonnés pour accéder à la dalle de la BNF confère déjà l’impression à l’aspirant lecteur de pénétrer dans une dimension nouvelle. Le panorama qui s’offre alors à son regard le convainc qu’il n’est plus tout à fait dans un monde qu’il pensait régi par des normes logiques et des règles euclidiennes. En effet, pour atteindre une des entrées de la bibliothèque, soigneusement cachées à la vue, enfouie au cœur même du complexe et protégé par une longue muraille de métal qu’il faut contourner entièrement avant d’accéder à un escalator capricieux, il faut d’abord errer quelques peu sur cette immense esplanade dont l’uniformité n’est brisée que de loin par des excroissances cubiques donnant accès à des ascenseurs qui ne s’ouvrent pas ou des portes qui ne mènent nulle part. Du haut des immenses tours, on se demande alors si le professeur Laborie n’est pas en train de nous observer, pathétique souris urbaine, et de prendre quelques notes sur son petit calepin.
En hiver, la dalle de la BNF se transforme en un piège mortel. Elle devient l’esplanade de la mort. Son architecture l’expose particulièrement à la morsure des vent glacées dont la disposition des tours et des différentes cloisons de métal accentue la violence et la rigueur. Le revêtement de bois se couvre rapidement de véritable congères, pour peu qu’il pleuve ou neige de façon très légère, que les vents tourbillonnants et glacés se chargent de conserver, quel que soit les quantités de sel qui pourront être répandues et celles-ci ne sont pas astronomiques. À cette période de l’année, la dalle de la BNF assure en réalité une forme de sélection naturelle visant sans doute à désengorger quelque peu l’Université en faisant grimper en flèches les statistiques de la grippe hivernale, des bronchites, trachéites voire même de la tuberculose, sans compter les bras, coude, genoux et cols du fémur brisés ou les accidents plus tragiques. Chaque hiver on peut voir ainsi de minces files de professeurs, chercheurs et étudiants cherchant avec inquiétude à la queue leu leu un chemin à peu près sûr au milieu du verglas et se rencognant avec un rictus de douleur dans leur cache-nez quand une bourrasque polaire vient leur arracher le visage.
Pour un certain nombre de ceux qui la fréquentent régulièrement et depuis plusieurs années, la BNF a gagné plusieurs surnoms. Celui que je préfère restant encore « La zone 51 ». Après avoir réussi à trouver quel détour il convient d’emprunter pour accéder à l’entrée ouest ou est, le visiteur se verra accueilli par un service de sécurité pointilleux qui se montrera selon les cas tout à fait prévenant ou préférera en revanche mourir que de révéler cette information capitale que les pièces de monnaie ne font pas sonner le détecteur et qu’il est donc inutile d’explorer ses poches pendant dix minutes à la recherche de la dernière pièce de un centime. Le petit rituel de l’échange de sac (vous devez impérativement échanger votre mallette à l’entrée des salles de recherche contre un petit cartable blanc qui vous désigne aux yeux des étudiants qui peuplent le haut-de-jardin comme un des extraterrestres du sous-sol et aux yeux d’une partie du personnel comme un glandu toujours susceptible d’une entorse au règlement) vous permet de vous plonger rapidement dans les luttes de pouvoirs qui animent l’existence des employés aux différentes tâches d’accueil (draguer la petite collègue péruvienne, exiger un aménagement horaire et un transfert immédiat – ce sont là des persiflages gratuits, ces gens ont toujours été exquis et remarquablement disponibles).
L’entrée dans l’univers du rez-de-jardin, après avoir poussé deux monumentales portes métalliques à double battant, place le visiteur en face d’une archéologie démente. Loin au-dessus de lui s’élève une passerelle de béton vers une salle supérieure, encore largement en contrebas du plafond démesurément haut, et, à ses pieds, deux escalators semblent pouvoir l’amener au centre de la terre. Tout autour, derrière les murs de béton, on sent vrombir une vie mystérieuse et mécanique, alors qu’à tout moment, au plus profond des entrailles du monstre, s’ouvrent des trappes laissant passer de petites nacelles automatisées transportant à toute vitesse vers les banques de salle les milliers d’ouvrages commandés chaque jour par des lecteurs de William Blake, de Judith Butler ou Averroès, des spécialistes des véhicules amphibies de l’armée rouge de 1973 à 1987, des ingénieurs en hydro-électrique ou des chercheurs étudiant la variation des populations de vache pie laitière en Bretagne entre 1750 et le début du XXe siècle. Brasil. Où se cache donc Sam Lowry ?
*Photo: CHAUVEAU NICOLAS/SIPA.00528010_000004
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