Le récit plus ou moins romancé de la perte d’un enfant est devenu un genre littéraire à part entière, au point qu’il a même fourni le prétexte à une de ces querelles bien parisienne entre deux écrivaines connues, l’une accusant l’autre de rapt d’enfant mort pour donner de la chair à sa prose.
Peu d’hommes se sont risqués dans une entreprise aussi éprouvante que périlleuse : rater littérairement la mise sur la place publique de la plus grande des souffrances répertoriée peut être pardonné à une femme, même romancière de métier. On se dira qu’il fallait qu’elle passe par là pour être capable de créer à nouveau, et que le cri du déchirement maternel devant l’enfant mort peut être dissonant, et néanmoins respectable.
Les hommes ont un terrible handicap dans ce domaine : il s’appelle Victor Hugo. Comment écrire sur la disparition d’un enfant après À Villequier ?
« Je verrai cet instant jusqu’à ce que je meure,
L’instant, pleurs superflus !
Où je criai : L’enfant que j’avais tout à l’heure,
Quoi donc ! Je ne l’ai plus ! »
Michel Rostain a relevé ce défi dans un livre magnifique Le Fils qui vient de paraître chez Oh ! Editions.
Le germe d’un malheur contagieux
En 2003, cet ancien soixante-huitard devenu saltimbanque de la culture et directeur de la scène nationale de Quimper perd Lion, son fils unique de vingt ans, engendré sur le tard avec sa compagne Martine, artiste lyrique. Le jeune homme, étudiant en philo à Rennes a été victime d’une maladie aussi rare que terrible, en dépit d’un nom latin qui pourrait la rendre esthétique, sinon sympathique : Purpura fulminans, communément appelée méningite fulgurante. Une bactérie ultra-virulente fait exploser le système vasculaire du patient dont le corps se couvre progressivement d’hématomes jusqu’à l’issue fatale. Voilà pour les faits.
Se voir tout d’un coup dépouillé de ce que l’on a de plus précieux et de plus prometteur est l’épreuve suprême en temps de paix. Elle frappe d’effroi tout ceux qui entourent les parents qui l’ont subie, et par conséquent risque de les isoler du monde des gens ordinaires : soit on les accable d’une sollicitude surjouée, soit on les évite, comme s’ils portaient en eux le germe d’un malheur contagieux.
Comment bien mourir quand on ne croit pas en Dieu
Michel Rostain, de retour dans son théâtre après la période de congé administratif concédée en ces circonstances, tient ce discours à ses collaborateurs, pour tenter d’éviter cette double impasse :
« Si vous me demandez comment je vais, comment pourrais-je vous répondre ? Si je disais que je ne vais pas bien, ce serait lancer un appel au secours. Donc je ne vais pas mal, je ne suis pas faible. Mais je vous dois la vérité, je ne peux pas dire que je vais bien : ça ne va pas bien du tout. C’est donc à la fois plus simple et pire. Je ne vais pas mal et je ne vais pas bien. Une autre fois, j’essaierai de vous parler de ce deuil plus complètement. Pas aujourd’hui. »
Cette « autre fois » est arrivée sept ans plus tard, après que Michel Rostain eut quitté son théâtre breton et rejoint son midi natal pour, comme on dit, jouir d’une retraite aussi active que méritée.
Ce récit fait pleurer, certes, mais il fait rire aussi, en nous décrivant l’art du deuil comme d’autant plus difficile à pratiquer que l’on ne dispose d’aucune des béquilles aimablement fournies aux croyants par les rites religieux.
La prétention, racontée sur un ton d’autodérision grinçante, des gens du spectacle à mettre de côté, pour les funérailles, les gens de métier des pompes funèbres (ce ne sont pas eux qui vont nous donner de leçons de mise en scène !) est un de ces moments du récit qui fait de ce livre autre chose qu’une pierre tombale textuelle.
Mais on trouve aussi de la révolte, de la tendresse, juste ce qu’il faut de narcissisme de l’auteur pour qu’il ne soit pas le simple médecin légiste de son âme à lui…
Comment bien mourir lorsque l’on ne croit pas en Dieu ? Cette question devient un casse-tête lorsqu’elle se présente de manière inopinée : la quête d’une sépulture adéquate pour ce fils dont ses parents ne connaissent, en fait que des bribes des passions qui l’animaient. Cette quête les conduira jusqu’en Islande où les cendres de Lion seront dispersées au pied d’un volcan qui fera, quelques années plus tard, beaucoup parler de lui : l’Eyjafjöll, dont l’éruption en mars 2010 causera d’énormes perturbations dans le trafic aérien. Les dieux nordiques ont vengé la mort de Lion.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !