Les événements se multiplient et confirment les analyses et les sinistres prévisions de Christopher Lasch
Dans le quotidien en ligne québécois La Presse, Isabelle Hachey rapporte un événement symptomatique de notre époque et proche de ceux déjà évoqués dans ces colonnes (article du 30 novembre 2020 sur les “progressistes débordés”).
Le retour du n word
En septembre 2020, une étudiante suivant à distance les cours d’une enseignante en littérature de l’université McGill (Montréal) se plaint d’avoir eu sous les yeux une « expression choquante » en lisant le roman étudié, Forestiers et voyageurs (Joseph-Charles Taché, 1863). À propos de trappeurs canadiens-français, il est écrit qu’ils avaient « travaillé comme des nègres ». « Madame, Madame, le mot ! » se serait écrié cette étudiante. Plusieurs étudiants s’indignent, la larme à l’œil, « ils n’étaient pas prêts à ce choc émotionnel », et éteignent leur ordinateur. Deux d’entre eux portent plainte pour racisme contre la chargée de cours. Le très prudent vice-doyen à l’enseignement incite alors cette dernière à relire attentivement les huit romans prévus au programme et à prévoir des trigger warnings destinés à prévenir les étudiants que des mots contenus dans ces œuvres risquent de les offenser, afin de leur laisser la possibilité de ne pas lire les pages incriminées, voire l’œuvre entière.
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Malgré les excuses réitérées et apeurées de l’enseignante, les deux étudiantes considèrent qu’elles n’ont pas reçu d’excuses sincères et ont abandonné le cours. Meurtries et déprimées, elles ont quand même eu la présence d’esprit de demander que soit retenue comme note pour le restant de la session la seule qu’elles avaient obtenue lors d’un premier projet. L’université a plié. Sans se fouler, ces deux étudiantes choquées mais opportunistes ont obtenu les points nécessaires à un excellent bulletin.
Des étudiants très fragiles
Un professeur au département de psychiatrie de l’université McGill dénonce cette « culture liée à une génération d’enfants-rois » et constate aujourd’hui que la culture de la censure, des safe spaces et de la surprotection ont conduit au fait que « les étudiants sont plus fragiles » et qu’ils souffrent beaucoup plus de troubles mentaux.
Un peuple abruti, disposé à ne chercher satisfaction que dans les heures consacrées au loisir, c’est ce qu’exige la société industrielle. La société post-industrielle progressiste voit plus loin encore
Dans son essai La Culture du Narcissisme, Christopher Lasch analyse, dans les années 70 aux États-Unis, certains phénomènes qui aboutiront in fine au désastre ci-dessus décrit. L’érosion de toutes les formes d’autorité dans une société de plus en plus permissive, l’auto-observation agressive qu’aucun surmoi social ne freine plus et la vulgate des thérapeutes pour qui « santé mentale signifie suppression des inhibitions et gratification immédiate des pulsions » ont contribué à l’avènement du « moi recroquevillé ». De plus, à l’inverse des espoirs progressistes placés en elle, l’éducation de masse a conduit à l’abaissement des niveaux intellectuels et « a fini par abrutir les privilégiés eux-mêmes ». Ce déclin « atteint aussi les universités prestigieuses. » De plus en plus, écrit-il, l’excellence intellectuelle, identifiée à l’élitisme, est remplacée par un égalitarisme qui avilit la qualité de l’éducation et finalement « menace d’aboutir au règne de l’ignorance universelle. »
Les «sciences sociales» ont de sombres jours devant elles
L’étudiant narcissique contemporain se lance dans des études réclamant un minimum d’exigences intellectuelles. Il privilégie les cursus essentiellement centrés sur son “moi” ou son “identité” (sexuelle, “genrée”, raciale, communautaire), qu’il trouve maintenant en abondance dans les sciences dites humaines, sociales ou politiques. Il considère que le travail assidu, l’admiration d’œuvres ou d’hommes qui lui sont supérieurs, la recherche de la vérité, la reconnaissance, la compétition sont des formes d’oppression qui contrarient sa “réalisation de soi”. Tout ce qui est supposé empêcher cette dernière, le père, le prêtre, le professeur, le doyen d’université, la famille, etc. doit être éliminé. Les seuls livres qu’il lit avec appétence sont ceux dits de développement personnel ou de psychologie. Ses mentors sont les célébrités, les “artistes” engagés, les influenceurs youtubeurs, les adolescentes suédoises. Il partage son “ressenti” sur Facebook et échange les résultats de sa “réalisation de soi” sur Instagram ou TikTok. Il alterne pleurnicheries et colères enragées jusqu’à reddition des adultes désarmés et peureux. Sans avoir les qualités intellectuelles nécessaires pour analyser ce qui se passe réellement, il subodore avec gourmandise qu’il a pris le pouvoir. Et, de fait, il détient maintenant les clés du Royaume d’Absurdie, comme le montrent ces désolantes mésaventures universitaires.
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Derrière la “fragilité” de l’étudiant narcissique on décèle toutefois une redoutable capacité d’adaptation opportuniste à ce nouveau monde où la visibilité d’un « engagement » vaut cent fois plus qu’un véritable travail d’acquisition de connaissances. Il est d’ores et déjà prévu un peu partout que les engagements citoyens, écologiques, antiracistes, etc., pèseront de plus en plus dans la balance éducative. « L’Université ne laisse rien au hasard – sauf l’enseignement supérieur », écrivait Lasch en 1979. « Un peuple abruti, résigné à effectuer un travail sans intérêt et de mauvaise qualité, et disposé à ne chercher satisfaction que dans les heures consacrées au loisir », c’est ce qu’exige, d’après C. Lasch, la société industrielle avancée. La société post-industrielle progressiste voit plus loin encore. Les multiples prises en charge étatiques éducatives, financières et psychiatriques présentes ou à venir – de la culture et l’éducation de masse au “revenu universel” et à la “cellule psychologique” pour tous – modèlent un monde atomisé et sans attaches dans lequel l’école, l’art, la culture, et, finalement, la vie entière, ne doivent plus être vécus autrement que comme des divertissements et laisser libre cours à l’exploration du seul « moi ». Nos étudiantes québécoises le comprennent intuitivement: pour vivre dans ce monde-là, nul besoin de lire des livres, avec ou sans mots “blessants”. Purs produits du « règne de l’ignorance universelle », leur destin de consommatrices hébétées, de militantes opportunistes des causes débiles, d’“influenceuses” égotistes ou de “maîtresses” de conférence en études sur le genre, semble tout tracé. Bienvenue à NéantLand.
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