Christophe Guilluy avait vu venir les gilets jaunes. En effet, la « France périphérique », que le géographe a conceptualisée et dont il montre, dans No Society, qu’elle est l’oubliée de la nouvelle mondialisation et des politiques qui l’ont accompagnée, est aussi celle qui s’est soulevée, sur les routes et les ronds-points, contre son déclassement. Mondialisation malheureuse, crise des classes moyennes, réaction populiste: ce spectre hante tout l’Occident.
Causeur. Depuis le début du mouvement des « gilets jaunes », on vous voit partout. Vous êtes une sorte de prophète : vous avez inventé la France périphérique avant que la hausse du diesel la fasse apparaître sur les écrans radar. Qu’ont en commun tous ces Français qui ont endossé le gilet jaune ?
Christophe Guilluy. Prophète ? Disons surtout que je dis depuis quinze ans qu’il y a un éléphant malade (la classe moyenne) dans le magasin de porcelaine (l’Occident) et qu’on m’explique qu’il n’y a pas d’éléphant. Les « gilets jaunes » correspondent effectivement à la sociologie et à la géographie de la France périphérique que j’observe depuis des années. Ouvriers, employés ou petits indépendants, ils ont du mal à boucler leurs fins de mois. Socialement précarisées, ces catégories modestes vivent dans les territoires (villes, moyennes ou petites, campagnes) qui créent le moins d’emplois. Ces déclassés illustrent un mouvement enraciné sur le temps long : la fin de la classe moyenne dont ils formaient hier encore le socle.
En plus d’être économiquement précaires, les « gilets jaunes » représentent-ils la France des perdants culturels ?
Absolument. Du paysan historiquement de droite à l’ouvrier historiquement de gauche, les « gilets jaunes » constatent que le modèle mondialisé ne les intègre plus. Ils roulent en diesel parce qu’on leur a dit de le faire, mais se font traiter de pollueurs par les élites des grandes métropoles. Alors que le monde d’en haut réaffirme sans cesse son identité culturelle (la ville mondialisée, le bio, le vivre-ensemble…), les « gilets jaunes » n’entendent pas se plier au modèle économique et culturel qui les exclut.
Un leader populiste pourrait surgir aussi vite que Macron a émergé
Qu’est-ce qui vous fait dire que la France d’en haut exclut les « gilets jaunes » ?
Plus que l’exclusion des plus modestes, c’est d’abord la sécession du monde d’en haut qui a joué. La rupture entre le haut et le bas de la société se creuse à mesure que les élites ostracisent le peuple. Macron a beau avoir fait le bon diagnostic quand il a déclaré : « Je n’ai pas réussi à réconcilier le peuple français avec ses dirigeants », son camp s’est empressé de traiter les « gilets jaunes » de racistes, d’antisémites et d’homophobes. Ça ne favorise pas la réconciliation ! Pourtant majoritaire, puisqu’elle constitue 60 % de la population, la France périphérique est rejetée par le monde d’en haut qui ne se reconnaît plus dans son propre peuple. L’importance du mouvement et surtout du soutien de l’opinion (huit Français sur dix) révèle l’isolement du monde d’en haut et des représentations sociales et territoriales totalement erronées. Ce divorce soulève un véritable problème démocratique, car les classes moyennes ont toujours été le
