Causeur. Emmanuel Macron a remporté la seconde plus large victoire de l’histoire des présidentielles, après les 82 % qu’avait obtenus Jacques Chirac face à Jean-Marie Le Pen en 2002. Le succès du candidat de la « France d’en haut » infirme-t-il vos analyses ?
Christophe Guilluy. Non. Le résultat de Marine Le Pen est impressionnant car il faut le comparer aux 18 % de son père en 2002. Certes, on est encore loin des 50 % parce que le FN ne peut pas rassembler tous les perdants de la mondialisation et une majorité des territoires de la France périphérique. La base « populaire-souverainiste » est en fait beaucoup plus large que l’électorat capté par le Front national. Pour que les perdants de la mondialisation gagnent les élections, il faudrait une double recomposition : en haut (les élites) et en bas (la base). Avec le second tour Macron-Le Pen qui a opposé deux candidats se définissant en dehors du clivage gauche-droite, on est enfin entré dans la recomposition. On le voit bien avec les libéraux de droite et de gauche ayant rejoint Macron pour créer le bloc libéral-mondialiste « En Marche ! ». Mais cette recomposition politique ne se fera pas d’un claquement de doigts ! N’oubliez pas que c’est un processus long, issu de mutations enclenchées il y a vingt-cinq ans.
De fait, il y a vingt-cinq ans, le président avait 14 ans et la France adoptait le traité de Maastricht
Le modèle mondialisé, la décomposition de la classe moyenne, l’émergence de la société multiculturelle ont profondément changé la France. Ces lames de fond disloquent et recomposent politiquement les classes politiques des pays développés. Et ces dynamiques ne montrent pas de signes d’essoufflement. Bref, la vague qui a porté le FN de 18 % à 35 % est toujours puissante et le restera en 2022. Cela ne s’appellera très certainement pas « Front national » et sa candidate ne sera peut-être pas Marine Le Pen, mais cette vague aura une dimension politique puissante.
Autrement dit, le duel Macron-Le Pen n’a rien d’un accident. Ce n’est que l’un des épisodes d’un long feuilleton…
Loin de la catastrophe annoncée, je trouve ce second tour paradoxalement très sain pour l’avenir de notre débat démocratique qui meurt de faux clivages. Maastricht, c’était un éclaircissement, de même que le référendum de 2005 et l’affrontement Macron-Le Pen, quoique ce dernier soit très caricatural. Voilà trente ans qu’on ne sait pas ce que sont la gauche et la droite et qu’on est obsédé par l’antifascisme. Tous les acteurs de ce monde-là sont donc condamnés. Ils ont refusé la recomposition et le renouvellement, et maintenant les électeurs sont en train de les y contraindre. L’intelligence de Macron, c’est d’avoir compris qu’il fallait se dépouiller des oripeaux du clivage gauche-droite et du Parti socialiste.
Cependant, on a l’impression d’être dans un entre-deux. Le front républicain a implosé, notamment parce que deux tiers des militants de La France insoumise ont refusé d’appeler à voter Macron, mais à gauche comme à droite, la stratégie du « Tout sauf Le Pen ! » continue.
Bien sûr. La société française n’est pas la société grecque : on n’est pas dans la tiers-mondisation mais dans un système où les « winners » comme les protégés de la mondialisation sont toujours majoritaires. Et ce bloc « gauche-Fonction publique + droite-retraités » a voté Macron au second tour pour conserver son patrimoine et son statut social. Mais les protections s’effritent. Les nouveaux retraités, par exemple, vont devenir chaque année moins bien lotis car le niveau de pension du secteur privé baisse. Ces catégories populaires votent aujourd’hui LR, et non pas FN, mais pour combien de temps ? Les « gagnants » vont finir par perdre la plupart des « protégés », de sorte que la majorité actuelle va se vaporiser.
Ceci étant, le Limousin, une région « périphérique », a plutôt plébiscité Mélenchon et Macron. À Limoges, qui n’est pas une grande ville mondialisée, Macron a fait 29 %, Mélenchon 23 % et Marine Le Pen 14,5 %. Le vote Macron ne peut donc pas être caricaturé en un vote des insiders ou d’un bloc « gagnants-protégés »…
La géographie sociale traditionnelle ne s’efface pas en un jour. À l’échelle nationale, la fracture historique Est/Ouest est encore visible : face à l’Est plus urbain et industriel, l’Ouest voit dominer le rural et le tertiaire tandis que la fonction publique y est surreprésentée. Cette géographie politique « héritée » explique le[access capability= »lire_inedits »] vote plutôt à gauche dans les régions Ouest. C’est le cas du Limousin ou de la Bretagne. Le vote FN y est aussi sous-représenté car l’immigration s’y révèle moins forte. Mais en zoomant, on s’aperçoit que les dynamiques métropoles/France périphérique y sont désormais actives. La Bretagne vote Macron, mais essentiellement à Rennes et dans les grandes villes. Inversement, le FN se développe dans l’ensemble des zones rurales et les petites villes. Mais il y a d’autres phénomènes complémentaires. En Seine-Saint-Denis, Mélenchon arrive en tête, mais Macron a fait un bon score. Son discours en faveur du business et de la réussite économique peut séduire certaines catégories populaires, notamment la classe moyenne immigrée qui ne croit plus du tout à la méritocratie républicaine et espère s’en sortir à l’américaine. En banlieue, on a parfois Macron plus l’islam, autour d’un discours de conservation des valeurs traditionnelles qui se conjugue avec l’acceptation du marché.
Curieusement, cette question de l’insécurité culturelle a été largement éludée dans la campagne. Les demandes identitaires influent-elles vraiment sur le choix du bulletin qu’on glisse dans l’isoloir ?
C’est un des éléments du vote. Il est difficile de séparer ses motivations car l’insécurité culturelle est intimement liée à la perception de nos capacités à ériger des frontières invisibles, elle sera donc beaucoup plus fortement ressentie dans les milieux populaires. Vous pouvez vivre dans un environnement d’insécurité culturelle, si, par ailleurs, vous êtes bien intégré économiquement et socialement, vous n’avez aucune raison d’aller du côté des perdants et du Front national. Inversement, si vous êtes déjà fragile économiquement et socialement, vous serez beaucoup plus réceptif à un discours autour de l’insécurité culturelle, puisque vous n’avez pas les moyens d’éviter la cohabitation réelle avec l’Autre, même quand l’immigré n’est pas encore là. Ceci explique notamment le vote FN dans les campagnes.
Emmanuel Macron a largement évité les thématiques identitaires, cela ne l’a pas empêché de réaliser un gros score aux deux tours de l’élection !
Sans le dire, tous les états-majors ont joué sur la fibre ethnoculturelle, Macron compris. Toute la difficulté de la campagne Macron entre les deux tours a été de constituer un front antifasciste uni. Pour la banlieue, sa journée de recueillement en mémoire des déportés a été perçue comme la visite de la banque Rothschild au mémorial de la Shoah ! Il est très difficile de dénoncer l’antisémitisme tout en voulant mobiliser les banlieues. C’est bien la preuve que l’époque de SOS Racisme où beurs, noirs et juifs devaient communier ensemble contre le Front national sous l’égide du PS est révolue.
Pourtant, en maniant une rhétorique antiraciste digne des années 1980, Mélenchon a fait quasiment jeu égal avec Marine Le Pen au premier tour…
Justement, si les scores de Mélenchon sont élevés en Seine-Saint-Denis et dans les quartiers Nord de Marseille, c’est parce qu’il attire des catégories populaires plutôt immigrées qui vont vers le candidat supposé le moins islamophobe ou le plus immigrationniste. Là est la dynamique populaire de Mélenchon. Il a atteint 19 % en aspirant le Parti socialiste et l’extrême gauche. Si on prend le vote ouvrier, c’est un vote qui n’a jamais été 100 % FN, ça s’est toujours un peu dispersé, et il y a toujours eu des ouvriers, souvent de la fonction publique, qui votaient PS. Ceux-là sont allés chez Mélenchon qui a raflé le vote « identitaire de gauche ».
Le grand perdant de ces élections est donc Manuel Valls, qui avait prévu et annoncé la recomposition sans avoir le courage de la réaliser…
Exactement. Manuel Valls avait compris il y a dix ans qu’il fallait abandonner le nom du Parti socialiste et faire du blairisme. Comme Mélenchon, Valls avait compris qu’il ne fallait plus s’adresser à la gauche mais au peuple. La vraie révolution de cette campagne, ce sont les drapeaux bleu-blanc-rouge des meetings de La France insoumise. Après l’échec de François Fillon, la droite va comprendre à son tour qu’il ne suffit pas de mâtiner son discours de critiques de l’islam pour ramener vers soi les classes populaires. Ce positionnement a permis à Fillon de gagner la primaire de la droite, sans lui attirer les voix de la France périphérique.
Mélenchon a compris qu’il ne fallait plus s’adresser à la gauche. La vraie révolution de cette campagne, ce sont les drapeaux bleu-blanc-rouge dans ses meetings.
Pour scandaleuse qu’elle soit aux yeux de certains, la division de la société en classes n’est-elle pas inévitable ?
Le problème de la France contemporaine n’est pas sa division en classes. Cela a toujours été le cas. Seulement, aujourd’hui, la base et le sommet de la société ont fait sécession l’un de l’autre. Autrefois, le parti communiste conservait une base populaire solide, mais ses compagnons de route, des intellectuels et des journalistes, formaient une élite servant d’exemple. Désormais, le bas de la société ne se reconnaît plus de représentants légitimes. Les gens d’en bas n’ont plus confiance dans le monde du haut ; politiques, journalistes et universitaires suscitent la défiance populaire. L’antifascisme a longtemps servi de rideau de fumée et de moyen de protection de classe mais cette stratégie est en train de tuer le monde d’en haut en asséchant la pensée. L’université française est morte ! Personne ne se réfère à des productions d’universitaires français aujourd’hui. Et si la presse se meurt, c’est qu’elle a été incapable de s’ouvrir et de penser la recomposition en cours.
Même si recomposition politique il y a, sous prétexte de protéger les classes populaires, la France pourra-t-elle vraiment tourner le dos à la mondialisation et au libre-échange ?
Les débats économiques sont très compliqués et ambivalents. Ainsi, le modèle de l’ouverture au monde crée de la richesse dans les grandes métropoles. On ne saurait s’en passer. Mais on pourrait avoir un débat sur la question du protectionnisme européen. Les gens d’« en bas » ne se disent pas pour ou contre l’Europe par principe. Il y a quelques années, les milieux populaires, qui vont des agriculteurs aux ouvriers, étaient plutôt favorables à la mondialisation et ont adapté leurs conditions de travail. Les gens sont pragmatiques : si un modèle économique marche, ils l’adoptent. Moi-même, je ne m’oppose pas à la mondialisation en soi. Ce serait absurde. L’enjeu, c’est la répartition des fruits de la croissance et l’intégration politique et culturelle des catégories populaires.
Malgré votre notoriété croissante, ces débats peinent à émerger dans l’arène publique. Comment expliquez-vous une telle inertie ?
Tout simplement par le fait que les partis politiques ne représentent pas les nouveaux clivages. On ne pourra se sortir de cette impasse démocratique que si l’Assemblée et les institutions permettent de mettre en scène, d’organiser, les clivages hérités de Maastricht et du referendum de 2005. Une confrontation idéologique à l’Assemblée autour des clivages pertinents permettrait de retisser les liens avec le monde d’en bas, car beaucoup de Français pourraient enfin se dire : « C’est dur mais à l’Assemblée nationale, on parle des véritables questions et on se bat pour moi. »
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Le crépuscule de la France d'en haut: QUAND LES ÉLITES JOUENT AVEC LE VOTE FN
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