Christophe, le chanteur mythique d’Aline ou des Mots bleus, était aussi amateur de belles voitures. Il est décédé hier du coronavirus.
Ce matin, « J’ai envie de raconter une histoire ». J’emprunte cette première phrase à Drieu et son État civil paru en 1921. Car, tout au long de la journée, les hommages se succèderont. Et, fait étonnant, ils seront sincères pour la plupart d’entre eux, ce qui est rarissime quand une « personnalité » disparaît. Bien malgré lui, le chanteur fera cette union nationale si fragile et fugace, trompeuse et recelant cependant mille vérités. Il réunit la France dans ce qu’elle a de plus complexe et antagoniste. Il aura fait le pont, sans se trahir, sans s’imposer, avec ce dilettantisme souverain que nous aimions tant, entre la variétoche sucrée, le souvenir brumeux des yéyés, les pointus de l’électro, les arriérés du synthé et tous les possédés de musique de chambre qui se réveillent à la nuit tombée.
Lui avait fait l’union sacrée!
Il aura mis dans une même pochette d’album, des mondes qui s’ignorent d’habitude, les sectaires des disquaires et ma voisine d’à côté, soixante-dix-neuf ans, retraitée de l’éducation nationale, qui chante « Aline », avec ce bel enthousiasme juvénile. Christophe, sans le vouloir, donnait une consistance à ce corps social disparate et éclaté. Il ne briguait pourtant aucun mandat, ni aucun strapontin.
Ce matin, ces « deux France », couvrant plusieurs générations, sont tristes d’avoir perdu un compagnon fidèle.
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Il a toujours été là, mutique et indispensable, les soirs de déshérence quand l’amertume est en passe de l’emporter, quand, à bout de souffle, l’horizon se poudroie d’incertitudes. Par une magie inexplicable et une foi inébranlable dans cette voix en apesanteur, également dans cette scansion distendue sublime qui sonne comme un appel du large, il a maintenu un fil invisible entre nous et lui. Christophe s’écoute dans sa chair, dans ses secrets intimes, c’est un mystique qui feint de s’ignorer. Tenter de percer son mystère n’aurait pas de sens. Il aura été pour moi, un moine vespéral, une sorte de conseiller spirituel en veste Renoma et boots en veau velours. Au fil des années, ses mêmes tubes répétés à l’infini, polis et façonnés « hecho a mano » comme disent les torcedoras de la Havane, nous traversent, nous harponnent, nous guident. Toujours les mêmes mots à la sonorité trafiquée qui conservent une virginité ; son talent se nichait là ; dans la recherche d’une émotion nouvelle avec un même matériau, originel, intact, brut et changeant à la fois. L’alchimiste Christophe, à la destinée filandreuse, cent fois déclaré mort par l’industrie du disque, et si présent dans le cœur de ses fans, son public s’étoffant, se renouvelant, ne soustrayant jamais. Quel artiste français peut en dire autant ? Je m’égare, je perds le fil de ma pensée, c’est le premier effet de Christophe, il tord la réalité, lui fait prendre des méandres insoupçonnés. D’autres que moi plus instruits en harmonie, parleront de lui.
Daniel Bevilacqua et les belles voitures
Les rares fois où j’ai croisé cet oiseau de nuit, c’était en fin de matinée, à la Poste du Boulevard du Montparnasse, en discussion avec un guichetier. C’est dire ma proximité avec l’artiste, ma légitimité à le célébrer, en ce jour, est proche du néant. Il faillit bien préfacer notre livre Dictionnaire élégant de l’automobile avec l’ami Jean-Pierre Montal. Il avait donné son accord et puis, il nous avait filé entre les doigts, pris par d’autres projets. Je crois qu’il avait aimé notre nostalgie pétaradante et partagé notre adoration du talon-pointe. Si je m’autorise à évoquer la mémoire de Daniel Bevilacqua, c’est que « Je suis peut-être démodé ». Aujourd’hui, les baby-boomers, c’est-à-dire, mes parents, mes oncles, les pères de mes copains, viennent de prendre un premier coup de poignard. L’alerte est sérieuse. Ils savent leur existence en quarantaine depuis que ce satané Covid-19 plane sur leurs foyers. Ce virus, asphyxiant et meurtrier, porte le nom d’une fusée, comme celles des illustrés futuristes de leur jeunesse, au temps de Blek le Roc et de Chuck Berry. Une façon de les narguer, de leur faire peur, ils sont désormais en sursis. Christophe ressemblait à nos pères, des petits mecs classieux et rêveurs qui se sont fait une place à leur mesure. Lui, le gars de Juvisy, d’ascendance italienne, avec tous ces métiers manuels en héritage, Elvis et Hollywood en palissade au fond du jardin, la bagnole comme exutoire, tout un bric-à-brac d’objets qui tenait chaud dans la froideur des banlieues, et surtout cet appétit vorace pour la mythologie des « Trente Glorieuses ». Cette caverne d’Ali Baba qui faisait briller les yeux des prolos. Je n’oublierai jamais le regard enamouré qu’il portait sur sa brocante flamboyante, les chromes d’une Cadillac, un flipper étincelant, une guitare mexicaine, ce goût du « beau » et de l’étrange. Un jour, je l’ai vu débarquer dans une émission de télé estivale, il était à ce moment-là entre deux eaux, il n’avait pas encore accédé à son aura de prince de la nuit, il était au volant d’une Ferrari Daytona. Et je me suis dit, que ce dandy un peu maudit, un peu vieilli avait une allure comme on n’en verra plus jamais.
Ses mots bleus, pour toujours.
Hommage à #Christophe avec un @Taratata spécial, ce soir à 22h50. pic.twitter.com/XLlunFppCs
— France 2 (@France2tv) April 17, 2020