Son visage et sa voix font partie de la mémoire collective grâce à ses apparitions au cinéma. Son travail d’historien défriche les marges et les extrêmes avec précision. Christophe Bourseiller publie aujourd’hui un livre consacré à Jean Parvulesco, écrivain mystérieux classé à droite, ainsi qu’une passionnante synthèse intitulée Nouvelle histoire de l’ultra gauche. Un grand écart qui pourrait résumer son parcours. Rencontre avec un homme qui fuit les clichés, mais pas le débat.
Causeur. Pourquoi revenir sur la figure de Jean Parvulesco ?
Christophe Bourseiller. Je me suis toujours intéressé aux marginaux, aux inclassables. Son mélange de poésie, de conspirationnisme, d’idées politiques très à droite et à l’opposé des miennes m’a toujours intrigué. J’ai pu le rencontrer au début des années 2000, dans son minuscule appartement du 16e arrondissement. Il m’a reçu avec une grande politesse. À la fin de la conversation, il s’est éclipsé et est revenu avec une pile de 40 livres. Son intégrale ou presque. À partir de là, je me suis plongé dans cette œuvre étrange, hallucinée, dans ces phrases interminables, décrivant des complots et des mondes invisibles. C’est une expérience !
Jean Parvulesco est à la fois très actuel – notamment pour son goût des complots – et hors du temps, un pied dans une autre dimension. Où le situez-vous ?
Difficile à dire…Politiquement, il lui est arrivé de se proclamer d’extrême droite, puis de se déclarer gaulliste, plus précisément un adepte du « gaullisme des profondeurs » concept assez obscur. Socialement, il vivait dans le plus grand dénuement matériel. Il m’a confié n’avoir jamais gagné un centime avec ses livres. Je me suis toujours demandé de quoi il vivait, sans trouver de réponse. Mais il n’était pas isolé. Il a été ami avec Jean-Luc Godard, Éric Rohmer, Paul Gégauff, Dominique de Roux… N’importe qui aurait profité de ces contacts pour devenir scénariste, pour faire produire un film. Lui, non.
Cette proximité avec le monde du cinéma est l’un de vos points communs. Est-ce pour cette raison que votre livre comporte aussi une large part d’autobiographie ?
Il s’est passé quelque chose d’étrange en écrivant sur Parvulesco : des souvenirs personnels, des moments que j’avais occultés, ont littéralement resurgi. Beaucoup étaient liés au monde du cinéma, à mes expériences d’acteur chez Godard quand j’étais enfant [dans Une femme mariée, Week-end, etc., NDLR], puis dans les films d’Yves Robert notamment [Un éléphant ça trompe énormément, Nous irons tous au paradis, etc.]. Parvulesco et moi avons été approchés par le cinéma, puis rejetés. C’est une impression très étrange. Une vallée de possibles s’ouvre et, soudain, se referme.
Pourtant vous êtes un enfant du sérail, fils de comédien et de dramaturge. Vous tracez d’ailleurs un portrait subtil et un rien glaçant de ce milieu d’intellectuels de gauche.
Je suis un pur produit de la gauche caviar. Un étrange mélange de culture, de réflexion, mais aussi de cruauté et d’hypocrisie. Très jeune, j’ai vu des gens disserter sur l’injustice et la dictature du prolétariat dans de luxueux appartements parisiens. C’est assez formateur et l’on perd quelques illusions au passage. Mais je n’ai pas rejeté mon milieu en mettant le cap à droite. J’ai choisi la critique de la gauche par la gauche, avec les mouvements libertaires. En tant que militant d’abord et, plus tard, dans mes livres.
Cette gauche caviar issue de 1968 est aujourd’hui à terre. Question à l’historien des idées : Mai 68, c’est officiellement fini ?
Effectivement, cette gauche a totalement disparu du débat, effacée par le xxie siècle. D’ailleurs, je me demande si les principaux acteurs de cette époque n’avaient pas déjà conscience de leur fin programmée : ils ont parlé assez vite de « parenthèse enchantée ». Enchantée, je ne sais pas, mais parenthèse certainement, et elle est en train de se fermer. Tout a basculé avec l’épidémie de sida et l’élection de Reagan aux États-Unis, au début des années 1980. En France, nous ne l’avons pas vraiment vu venir, la gauche arrivait au pouvoir, il y avait un décalage. Pourtant, tout changeait.
Les manifestations dégénèrent, les black blocs font les gros titres… l’ultra gauche semble, en revanche, avoir gagné en vigueur.
Disons plutôt qu’elle bouge encore. Nous avons l’impression aujourd’hui d’un déferlement de haine, mais la société des années 1970 était autrement plus violente. En 1971, par exemple, les mouvements d’ultra gauche et les communistes libertaires ont organisé un pillage du Quartier latin pour mettre à terre le capitalisme, lutter contre le règne de la marchandise. Les black blocs n’ont rien inventé. Et la protestation contre les bavures policières, la haine de l’autorité ne sont pas des nouveautés non plus.
Nous semblons désormais pris entre deux courants : d’une part, la violence en actes des ultras souhaitant que tout explose et, d’autre part, la terreur au nom de la tolérance, prônée par la « cancel culture ». En résumé, le chaos et le silence imposé. Au milieu, le débat se recroqueville, terrorisé. Comment en est-on arrivé là ?
J’identifie deux racines, essentielles à gauche. L’une est ancienne et profondément ancrée, il s’agit de la gauche décoloniale et tiers-mondiste pour laquelle la repentance est le cœur de la politique. L’autre, plus récente, s’est affirmée au cours des années 1990 : l’altermondialisme. Elle voulait réguler l’économie et les échanges financiers. Et pour cela, elle ne croyait pas à l’État, mais à l’éthique. Dès lors, la morale a repris le dessus. La voie était libre, car le politique ne signifiait plus rien. Devant des politiciens impuissants, n’incarnant plus aucun combat, le citoyen se replie sur son identité, sur ce qu’il est, sur sa vision morale du monde.
La jonction des deux racines est redoutable. Quand la gauche tiers-mondiste veut défendre les peuples opprimés, elle se met à défendre l’islam et, ce faisant, elle adopte peu à peu la morale puritaine de l’islam. Morale et puritanisme ne cessent de progresser. Je parie, par exemple, sur une revitalisation du mariage dans les années à venir. Les revendications des homosexuels sur le sujet l’annonçaient. Mais rien ne dit que nous n’assistons pas non plus à une « parenthèse puritaine », limitée dans le temps. Il faut toujours observer l’extrême gauche, car elle est souvent l’antichambre de la doxa des années à venir.
Justement, qu’est-ce qui agite la gauche de la gauche aujourd’hui ?
L’écologie radicale, notamment avec les ZAD, qui est une sorte de nouveau jansénisme. J’ai récemment lu un texte où l’auteur parlait de « vie minimale ». Le chemin parcouru de « Jouissons sans entraves » à la « vie minimale » est passionnant et très révélateur.
Il traduit aussi un clivage générationnel. Ce dernier pourrait-il remplacer la bonne vieille lutte des classes ?
C’est un nouvel antagonisme. La génération des 20-30 ans est animée par un sens du collectif. Alors que les 30-45 ans, par exemple, sont encore, dans le sillage des baby-boomers, très individualistes, centrés sur un « moi, je… » s’exprimant sur les réseaux sociaux. Regardez les Gilets jaunes. Ils mettaient en avant des revendications individuelles, refusaient toute idée de représentation, de collectif… et il ne s’agissait pas de gens jeunes. C’est pourquoi les réseaux sociaux se sont imposés comme leur principal outil. De toute façon, les réseaux sociaux sont déjà finis, morts, bientôt enterrés…
Pardon ? On a plutôt l’impression qu’ils triomphent, s’imposent comme l’alpha et l’oméga du débat public.
En observant l’extrême gauche, j’ai vu s’imposer le thème de la déconnexion. C’est un premier signal fort. En parallèle, les géants du web se transforment en censeurs et prennent ainsi le contrepied de tous les idéaux libertaires à l’origine d’internet. Il y a eu le cas Trump, bien sûr, mais pas seulement. En Espagne, par exemple, les comptes Twitter de mouvements comme Podemos ou Vox ont été fermés. Facebook et Twitter ont déjà compris que la censure serait inévitable, ils vont donc laisser mourir ces marques lentement pour se concentrer sur des réseaux entièrement ludiques, moins problématiques à gérer et très rentables, comme TikTok.
Terminons avec Jean Parvulesco qui n’aurait pas dédaigné nos digressions politiques. Son œuvre est tentaculaire. Par où conseillez-vous de commencer ?
Par Un retour en Colchide. Il y parle de ses promenades dans Paris, de ses expériences mystiques, toujours avec ce sens si particulier de l’énigme, comme si la réalité n’était qu’un leurre. Un ouvrage plus accessible, mais tout aussi mystérieux.
Christophe Bourseiller, Nouvelle histoire de l’ultra-gauche, Le Cerf, 2021, 392 p.
Parvulesco, l’insaisissable
« Le vrai est un moment du faux », disait Guy Debord, penseur que connaît parfaitement Christophe Bourseiller. La citation aurait pu devenir la devise de Jean Parvulesco (1929-2010), tant l’écrivain roumain n’a cessé de conjuguer la réalité et la légende, le visible et l’occulte. Dans ce livre, Bourseiller contourne l’écueil de l’enquête journalistique, vouée à l’échec avec un tel homme. Le point de départ sera Godard. Il a connu Parvulesco, l’a fait « interpréter » par Jean-Pierre Melville dans À bout de souffle et était un intime de la famille Bourseiller.
À partir du réalisateur, l’auteur avance comme l’un de ces protagonistes amnésiques croisés chez Modiano, à tâtons. Chaque nom, chaque détail provoque ou non son lot de réminiscence et, peu à peu, les deux portraits – l’auteur et son sujet – s’affinent. Christophe Bourseiller se souvient de son enfance où il jouait au « singe savant » débitant théories et jugements pour impressionner les amis gauchistes de ses parents. Le cinéma dessine une voie de sortie. « Tu es un personnage, pas un acteur », tranche alors Yves Robert. « Quelle chance ! » semble répondre en écho Parvulesco, lui qui a justement construit un personnage avec application, sculptant sa vie comme tous ceux que la réalité déçoit, indiffère ou effraie. Comment vit-il ? Est-il vraiment roumain ? Quid de cet axe « Paris-Rome-New Delhi-Moscou » dans la « métapolitique internationale et cosmologique » ? Aucune de ces questions ne trouve de réponses. Le livre ne perce pas le mystère Parvulesco. Et, en cela, lui rend un hommage paradoxal, à la fois distant et bienveillant.
Christophe Bourseiller, En cherchant Parvulesco, La Table ronde, 128 pages, 2021.
Clara et les chic types, le classique oublié
Oubliez les livres de souvenirs, les rétrospectives, les témoignages d’époque. Pour saisir l’atmosphère du début des années 1980 dans la province française, rien ne rivalise avec Clara et les Chics Types (1981). Normal : le grand Jean-Loup Dabadie est à la manœuvre. Il écrit le scénario, les dialogues et aurait même dû aller plus loin. « Le film devait être sa première réalisation, explique Christophe Bourseiller, mais la Gaumont a reculé et imposé un homme qui les rassurait, Jacques Monnet. » Le casting réunit Isabelle Adjani, Thierry Lhermitte, Daniel Auteuil, Josiane Balasko, Christian Clavier (parfait, comme toujours à cette époque) et Bourseiller, en léger décalage : « Il y avait une différence générationnelle entre eux et moi, notamment sur le plan musical. J’étais plongé dans la new wave et, eux, plutôt dans Stevie Wonder, Michel Jonasz [qui a écrit les chansons du film, NDLR]. » Le film trouve un faux rythme unique, la jonction entre des dialogues subtils et des comédiens doués se fait naturellement. Sur le thème vu et revu du « passage à l’âge adulte », Dabadie écrit des scènes qui semblent à la fois nouvelles et de toute éternité. Quatre mois après la sortie en salles, Mitterrand est élu. On croit cette génération triomphante. Elle est, en fait, déjà paumée. Clara et les Chics Types le montre avec une finesse qui a déserté la comédie française.