Vous seriez étonnés de savoir de quoi parlent, lorsqu’ils se rencontrent, un jeune prêtre affable et sémillant et un jeune investi en politique, passionné de pensée politique mais à peu près cancre en religion… D’abord ils parlent du temps qu’il fait dehors, des soucis pratiques. Comme par pudeur, pour se montrer l’un l’autre qu’ils sont civilisés. Ils glissent ensuite incidemment sur leurs expériences, à travers leurs engagements respectifs. A ce moment-là ils brûlent généralement les vaisseaux pour aborder le sujet de leurs vraies préoccupations : l’état actuel des sociétés, les difficultés des jeunes, notre rapport à la sexualité, à l’art…
Quel était donc le sujet de nos discussions passionnées ? Les formes de sociabilité et d’engagement dans notre monde désenchanté, dans un contexte de crise qui ne peut que susciter des réactions. Malicieusement, j’ai alors demandé à mon jeune prêtre ce qu’il pensait des manifestations de chrétiens remontés contre la pièce de Romeo Castellucci, Sur le concept du visage du fils de Dieu, aujourd’hui reprises en cœur contre Golgotha picnic de Rodrigo García. Etonnement, nous nous sommes largement retrouvés sur le diagnostique. Dans une langue savoureuse, le Père Raphaël Prouteau m’a même donné quelques arguments supplémentaires, permettant d’appréhender la polémique d’un point de vue théologique.
En résumé, nous disions que ces manifestations sont symptomatiques de l’atmosphère qui s’est installée en ce début de XXI° siècle. L’individualisme n’est plus heureux ni insouciant, il est triste et angoissé. Des velléités régressives s’expriment, des volontés de ruptures voire de retours en arrière s’affichent. Oui, la crise est passée par là. Nous sommes envahis par un doute lancinant, par le sentiment d’une perte immense et désespérante. Encore avec la prospérité pouvait-on se consoler du relativisme dans le divertissement. Mais avec la chute du fameux pouvoir d’achat, le charme s’est rompu. Nos yeux s’ouvrent sur un champ de ruine où le sens des communautés humaines s’est évaporé, laissant derrière lui un immense sentiment d’abandon. En cela, les protestations contre la christianophobie présumée sont peut-être symptomatiques de l’air du temps.
Processions, tracts, chapelet à genoux face aux CRS, bougies brandies comme des épées, infiltrations des théâtres avec huile de vidange et boules puantes pour boycotter les représentations… Que viennent fiévreusement chercher ces jeunes, à travers la reviviscence d’un « christianisme politique » ? Un surcroît de sens, le « frisson de l’émeute »[1. formule employée par Stéhane Roche dans Le Frisson de l’émeute, violences urbaines et banlieues, Seuil, 2006] ? Ils participent certainement d’un phénomène beaucoup plus large de repli communautaire, avec la volonté d’afficher une identité pour obtenir en retour un sentiment fort d’appartenance. Volonté post-post-moderne de reconnaissance que celle où les individus, loin de chercher la liberté, aspirent au contraire à s’oublier un peu, à échapper à la nécessité de se définir à partir d’un soi introuvable. L’individu post-post-moderne est fatigué de devoir sans cesse auto-justifier et auto-promouvoir son existence. Il a soif de simplification, de communion, il cherche une formule plus simple et clé-en-main de ce qu’il est. Il souhaite, sans pouvoir l’avouer ou même se l’avouer à lui-même, appartenir à un tout, fusionner avec un groupe, se fondre dans une foule. En l’occurrence, il y a dans ce « christianisme de combat » une expression identitaire évidente où l’on vient dire : « je suis un chrétien convaincu ». Un côté Camelot du Roi qui prend les armes pour montrer qu’il existe encore une jeunesse qui a un idéal, qui est capable « d’y aller ». C’est Clovis s’écriant : « Que n’étais-je là avec mes Francs! J’eusse promptement vengé son injure. »
Sur la polémique elle-même, il faut d’abord dire que le ras-le-bol des cathos est assez compréhensible. Ils constituent la cible la plus rentable et la moins risquée. On peut leur taper dessus, ils sont plutôt inoffensifs. On continue de voir, si on n’entre pas dans les détails, à quoi correspond la religion chrétienne. A partir de là, le geste transgressif -pour un art qui se résume souvent à ça-, prend sa valeur sociale (sonnante et trébuchante). Les provocations à leur égard s’apparentent donc à du lynchage. Et puis le christianisme avait appris à ce faire discret. À l’heure où l’Islam s’affirme de façon explicitement politique, une concurrence latente réapparait. Néanmoins les protestataires, qualifiés un peu sommairement dans les médias de « fondamentalistes », font fausse route. D’abord ils font le succès de ces « œuvres d’art » qu’ils prétendent combattre et qui n’existent en fait que par les polémiques qu’elles suscitent à peu de frais. D’autre part ils risquent de tomber dans le piège qu’on leur tend, en collant à l’image facile que la société (du spectacle) veut avoir d’eux : des zozos primaires, obscurantistes, violents. Ce qui permet du même coup à leurs détracteurs de jouer les transgresseurs en rond, les Progressistes…
Sur le fond, nos croisés font également fausse route, au moins en ce qui concerne la pièce de Castellucci, car sa nature blasphématoire de ne va pas de soi. Personnellement, sans connaître grand-chose du christianisme, j’ai le sentiment que ce questionnement sur le sens de l’existence fait partie d’une méditation spirituelle. La révolte du père face à l’épreuve de la déchéance physique s’apparente à celle d’Ivan dans Les frères Karamazov, qui s’insurge contre les atrocités commises sur les enfants et s’exclame : « Je ne veux pas que mon corps, avec ses souffrances et ses fautes, serve uniquement à fumer l’harmonie universelle, à l’intention de je ne sais qui. Je veux voir de mes yeux la biche dormir près du lion, la victime embrasser son meurtrier (…) Mais les enfants, qu’en ferai-je ? Je ne peux résoudre cette équation. (…) je me refuse à accepter cette harmonie supérieure. Je prétends qu’elle ne mérite pas une larme d’enfant. » Il est vrai que Dostoïevski était génialement inspiré alors que, souvent, nos artistocrates subventionnés le sont beaucoup moins…
Selon le père Raphaël Prouteau, le visage du Christ fait partie de notre héritage culturel. En l’arborant -avec ce sublime portrait de Jésus peint par Antonello da Messina au XIVème siècle-, et même en s’en prenant à Dieu, on entretien la flamme métaphysique. Lorsque l’on dit « Dieu, c’est forcément de ta faute », on prolonge une méditation inhérente au christianisme. L’homme expérimente la révolte comme le fou pathétique de Nietzsche criant « Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu ! ». Du reste, si j’ai bien compris le Père Prouteau, Dieu n’est pas tout puissant puisqu’il a lié sa liberté sur la Croix. Justement, le fait que le Christ soit venu partager notre condition humaine, jusqu’à la souffrance et la mort, est ce qui fonde la pensée chrétienne d’une religion qui fait place à la souffrance. Dieu n’est pas un grand magicien hors du monde, il se situe parmi nous.
L’exhortation du Père Prouteau m’a semblé un message valant d’être colporté : que ces pièces de théâtre qui mettent en scène l’humaine révolte contre Dieu soit pour les chrétiens l’occasion d’annoncer l’humaine proximité du Christ : le Verbe s’est fait chair – Dieu s’est fait homme – pour compatir à tous les événements d’une vie, et jusqu’au terrifiant silence du tombeau, pour conduire les hommes à la résurrection. Lorsque Jésus s’exclame au pic de sa souffrance sur la croix : « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? », comme pour communier aux révoltes communes à tous les siècles, il poursuit ensuite par ses mots de confiance : « Père, en tes mains, je remets mon esprit ». Loin d’abandonner Dieu son Père en raison de la souffrance, il s’abandonne à lui…
Mais nos zélés catholiques veulent, manu militari, régler son compte à notre époque décadente, hic et nunc. Cette fougue vengeresse, comme celle des Indignés, pourrait avoir quelque chose de revigorant, à un moment de notre histoire où, en rupture d’horizon, nos aspirations existentielles ne trouvent plus de débouchés. Néanmoins cette précipitation, cette volonté de coller à l’actualité, de réagir aux agressions, d’invectiver jusqu’à ceux de leur camps qui ne jouent pas le jeu de la surenchère, reflètent une tendance dangereuse à la simplification réductrice. A travers ces phénomènes de radicalité, qui soulagent sans doute momentanément les individus qui s’y engouffrent en leur procurant le sentiment grisant d’être à nouveau dans l’Histoire, on voit se dessiner une société en proie au doute et, demain, aux oppositions communautaires. En somme, une société retournée contre elle-même…
*Texte rédigé avec la bienveillante complicité du Père Raphaël Prouteau
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !