Le romancier Christian Kracht, de retour dans sa Suisse natale après un long exil, nous parle de l’Europe d’hier et d’aujourd’hui. Et nous dit tout sur sa mère.
Christian Kracht est un écrivain rare qui, sous des apparences de dandysme littéraire, construit une œuvre importante qui ne laisse personne indifférent. De Fin de party (2003), se déroulant dans un Iran glauque, à Faserland (2019), son roman le plus connu, il a su imposer un style décapant, parfois provocateur, sorte de dénonciation du monde d’aujourd’hui et de ses dérives. Dans Eurotrash, qui vient de paraître en français, il s’attaque de nouveau à cette Europe ultra-libérale, que caractérise sa terrible absence d’éthique. Eurotrash se présente comme une fable cruelle, une sorte de parabole dont Christian Kracht serait le personnage principal, témoin à charge traversant des situations inavouables ou critiques. Telle est pour lui la nouvelle configuration de l’autobiographie comme genre littéraire, issu certes de la tradition classique des Mémoires, mais pris dans une curieuse atmosphère de délabrement moral.
L’héritage européen
L’action, au départ, se passe à Zurich, poste d’observation privilégié sur l’Europe. Christian Kracht, écrivain de langue allemande et de culture européenne, apparaît dans ce contexte historique comme le dernier rejeton d’une grande famille bourgeoise, compromise en son temps avec le nazisme. L’héritage semble lourd à porter, mais Kracht n’aura de cesse de le dénoncer comme un effet pervers de la décadence globale. Il écrit ainsi des siens, lucidement (on admirera en tout ceci la force de l’aveu) : « la décomposition de cette famille, oui, l’atomisation de cette famille, dont le quatre-vingtième anniversaire de ma mère dans la salle commune de l’hôpital psychiatrique de Winterthur marque les tréfonds, était d’une désespérance abyssale, je veux le redire et le répéter ».
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Le souvenir de la guerre
L’identité européenne même de Christian Kracht, bien que né en 1966, est constituée de tous ces souvenirs dramatiques liés à la guerre, qui le hantent comme des fantasmagories trop réelles. Il se remémore, par exemple, « le ghetto nettoyé au lance-flamme », « les uniformes cintrés gris clair », et aussi « la bougie éteinte d’Amsterdam ». Cette rencontre avec sa mère, que le roman raconte, ce semblant de voyage qu’ils effectuent ensemble dans une Suisse maudite, va laisser affleurer toutes ces obsessions. À travers sa mère, Kracht éprouve son propre et héréditaire malheur. Leur conversation se fait transparente, jusqu’à l’indicible. Il relate cette confession qu’elle lui avait faite : « Très tranquillement, avec les mots calmes et hésitants d’un enfant, elle m’avait raconté ce qui lui était arrivé à l’âge de onze ans, en Allemagne du Nord, en 1949, à Itzehoe précisément, qu’elle avait été violée, encore et encore… » Élément essentiel du récit, ce viol est à mettre en relation avec celui subi par Kracht lui-même, lorsqu’il était enfant : « il m’était arrivé la même chose, également à onze ans, à l’internat canadien ».
La gravité de ces révélations prend ici une consistance particulière, démontrant la corrélation entre la vie intime de l’écrivain et l’histoire – du moins les conséquences de cette histoire, succession interminable de désastres humains.
Une autocritique en bonne et due forme
Ce faisant, Kracht ne se laisse-t-il pas aller à une certaine exagération ? C’est ce que sa mère lui reproche, parmi beaucoup d’autres choses, comme par exemple de mettre inconsidérément « tout sur le compte de la Suisse, des nazis, et de la Seconde Guerre mondiale ». À vrai dire, Kracht se montre, dans Eurotrash, un champion de l’autocritique – peut-être pour brouiller encore plus les pistes. Il reconnaît avoir du mal à répliquer comme il le faudrait à sa mère, car elle conserve sur lui un grand ascendant. « Ton père était dans la SS », lui rappelle-t-il cependant. Elle lui rétorque tranquillement : « Regarde-nous, toi et moi, tu vois combien il est difficile, non, impossible, de confronter ses propres parents à la vérité. Et ensuite de laisser le tout derrière soi avec un minimum de décence. » Il lui demande si elle leur a pardonné. « Non, répondit-elle. »
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L’héritage culturel de l’Europe
Eurotrash est le roman de l’impossible réconciliation avec l’histoire européenne, même pour un homme venu au monde après-guerre. Un peu avant la fin, la mère et le fils arrivent au cimetière des Rois, à Genève. Ils veulent se recueillir sur la tombe de Borges, le grand écrivain argentin. Comme si la culture pouvait leur apporter un dernier espoir. Kracht aime citer les grands auteurs, ses compagnons de toujours. Il espère ne pas être le dernier, en Europe, à les lire et à les choyer. En somme, Kracht est un pessimiste qui cite le Candide de Voltaire ou Les Scènes de la vie d’un propre à rien d’Eichendorff. Et donc voilà… Au final, il est tout de même temps pour lui de ramener sa mère au Winterthur, pour un long séjour psychiatrique.
Ce très beau livre de Christian Kracht, tel que je le comprends, nous offre une métaphore inquiétante de l’Europe au présent.
Christian Kracht, Eurotrash. Traduit de l’allemand (Suisse) par Corinna Gepner. Éd. Denoël.
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