Le 24 avril, de Los Angeles à Erevan et Alfortville, mais sans passer par Ankara, on célébrera avec solennité et colère le centenaire du génocide arménien. On aura raison. Mais on aura tort d’oublier, encore une fois, une partie des victimes. Car si les Arméniens ont bien été l’objet d’un projet génocidaire, ils n’ont pas été les seuls. Aussi certains préfèrent-ils parler de « génocide des chrétiens d’Orient ». Il ne s’agit nullement de relancer une bataille sémantique qui charrie des enjeux mémoriels et politiques passablement explosifs. Ce n’est pas faire injure aux victimes arméniennes, protégées de l’oubli par l’activisme mémoriel de leurs descendants, de rappeler que toutes les minorités chrétiennes de l’Empire ottoman, notamment les communautés assyrienne, syriaque, assyro-chaldéenne ou araméenne, ont été décimées par les massacres systématiques commis par les Turcs.
Depuis un siècle, le drame des chrétiens d’Orient, planqué sous le tapis proche-oriental, ne fait la une de l’actualité qu’en de rares et sanglantes occasions. Aujourd’hui, les crimes de Daesh ramènent sur le devant de la scène ces populations oubliées, suscitant en Occident un flot de compassion bien tardive. Mais seule une frange marginale de la gauche européenne s’intéresse au Rojava, province située à l’extrême nord de la Syrie, où trois cantons kurdes se sont fédérés en janvier 2014 pour créer un territoire « auto-administré ». Pourtant, c’est peut-être dans cette région qui, il y a un siècle, fut un refuge pour les Assyriens rescapés des massacres que s’écrit aujourd’hui une nouvelle page – que l’on espère moins sombre – de l’histoire des chrétiens d’Orient.
On ne se risquera pas ici à cartographier le maquis touffu des Eglises chrétiennes de Syrie et d’Irak ni à expliciter les options doctrinales et ecclésiales qui les distinguent les unes des autres et qui se superposent aux frontières ethnolinguistiques. Ce qu’il faut comprendre, c’est que chaque chrétien du Rojava (appartenant, pour l’immense majorité, à la communauté assyrienne) se conçoit comme un survivant. Le 24 avril, date choisie pour commémorer l’extermination des Arméniens, le Rojava célébrera le centenaire du Sayfo, c’est-à-dire du « génocide assyrien », nié avec la même énergie par l’État qui l’a perpétré – la Turquie –, mais de surcroît largement ignoré par le reste du monde.[access capability= »lire_inedits »]
Mardin, au Kurdistan turc, joyau architectural de la Mésopotamie – en voie d’homologation par l’Unesco –, est l’endroit idéal pour commencer un pèlerinage mémoriel. Dans cette ville, onze églises – dont l’église syriaque orthodoxe des Quarante-Martyrs, édifiée au vie siècle – témoignent de la richesse du passé chrétien. Quant au présent, c’est une autre affaire, seuls quelques dizaines de fidèles célébrant encore des offices religieux, et dans la plus grande discrétion. De plus, alors que les sept premiers conciles œcuménique se sont déroulés en terre ottomane et que des millions de chrétiens étaient des sujets de l’Empire au début du xxe siècle, la Turquie actuelle n’en compte plus qu’une petite centaine de milliers soit 0,1 % de la population.
Les massacres contre les minorités chrétiennes ont commencé dès la fin du xixe siècle, mais c’est l’accession au pouvoir des Jeunes-Turcs et leur alliance avec le Kaiser Guillaume II lors de la Première Guerre mondiale qui précipitent l’extermination des Arméniens d’Anatolie, mais aussi, ne l’oublions jamais, de l’ensemble des chrétiens ottomans : Grecs pontiques, Assyriens, Chaldéens, Syriaques et protestants. Dans la nuit du 23 au 24 avril 1915, le gouvernement turc ordonne l’arrestation des intellectuels arméniens : le processus de déportation et/ou de massacre systématique des minorités chrétiennes est enclenché. Accusés de former une « cinquième colonne » susceptible de soutenir la Russie ou la Grande-Bretagne, plusieurs centaines de milliers d’Assyriens (un demi-million ?) sont déportés ou passés au fil de l’épée – le mot « sayfo » signifie « épée » en néo-araméen – par des supplétifs stipendiés, les Tchétés, souvent d’origine kurde. Au même moment, 350 000 Grecs pontiques établis sur le littoral de la mer Noire sont aussi massacrés, tandis que plus d’un million d’Arméniens ottomans, soit les deux tiers de cette population, meurent en déportation, dans des wagons à bestiaux, dans les déserts ou dans les camps d’extermination de Raqqa – aujourd’hui « capitale » syrienne de l’État islamique –, de Deir ez-Zor ou de Ras Al-Aïn. Et, suivant des méthodes qui annoncent étrangement celles de l’État islamique, de nombreuses jeunes femmes sont enlevées afin d’être mariées, prostituées ou « ethniquement réassignées » – c’est-à-dire converties. C’est ainsi que des dizaines de milliers de Turcs musulmans se découvrent aujourd’hui avec stupéfaction des grands-mères arméniennes ou assyriennes,.
Il est indéniable que les victimes étaient chrétiennes et les bourreaux musulmans. Pour autant, réduire le génocide à une guerre de religion est un contresens pernicieux. Loin d’être des fous d’Allah, les Jeunes-Turcs revendiquaient explicitement l’héritage de la Révolution française (le mouvement fut fondé le 14 juillet 1889) et affichaient un modernisme laïque particulièrement ostentatoire, pétri de références franc-maçonnes, charbonnières et positivistes. S’il leur est arrivé d’utiliser l’appel au « djihad » à des fins instrumentales, leur zèle génocidaire ne relevait nullement d’un « projet islamique », mais d’une volonté révolutionnaire de créer une version turque de « l’homme nouveau ». Les massacres de chrétiens – pudiquement appelés « déplacements » – furent justifiés par des motivations sécuritaires et « patriotiques », ainsi que par une sorte de « lutte des classes », encourageant ainsi les bandits d’Anatolie à pratiquer la spoliation légale de la petite bourgeoisie chrétienne.
Du reste, le régime kémaliste, qui leur succédera en 1918, n’abandonnera pas leur projet radical d’homogénéisation de la population, mené sous l’étendard de la laïcité. Et le négationnisme d’État qui prévaut aujourd’hui s’inscrit dans la même continuité : comme l’explique la philosophe Hélène Piralian-Simonyan, le « mémoricide » est la poursuite du génocide dès lors que les morts, dont le souvenir même est effacé, ne peuvent plus occuper la fonction d’ancêtres des vivants. Si le gouvernement turc refuse avec constance de reconnaître ses crimes d’hier, c’est bien parce que les neuf années durant lesquelles a été menée cette politique volontariste d’épuration ethnique (1915-1923) sont aussi celles où s’est constituée la Turquie moderne.
Reste que le déni turc a échoué à effacer le passé. Les chrétiens réfugiés au Rojava, en particulier, n’ont jamais cessé d’entretenir la flamme de la mémoire assyro-arménienne. Fondée vers 1920 par des rescapés venus de Diyarbakir ou Mardin, Qamişlo, la « capitale » de la province (souvent appelée dans les médias), devient en quelques années une ville commerçante dont les plans sont dessinés par des architectes français – d’où son surnom, le « Petit Paris de la Syrie ». Au cours du xxe siècle, d’autres populations s’y établissent, notamment une forte communauté juive, dont les liens avec les Kurdes sont profonds et anciens, le fameux clan kurde des Barzani ayant même compté des rabbins. Mais à l’exception de quelques vieillards, la plupart des juifs émigrent dans les années 1950. De nombreux Tchétchènes, établis dans l’Empire ottoman depuis le xviiie siècle, s’installent également à Qamişlo. L’un de leurs descendants, Kamel Akhta, occupant aujourd’hui le poste de vice-ministre de l’Intérieur du Rojava, choix hautement symbolique si on se rappelle que les katibas tchétchènes sont très actives au sein de Daesh. Pour autant, le Rojava n’a rien d’une enclave chrétienne. La majorité est constituée de Kurdes, musulmans sunnites, dont les ancêtres ont fui pour échapper aux persécutions pratiquées en Turquie ou en Syrie. On compte aussi de nombreux quartiers ou villages arabes et bédouins, fondés avec la bénédiction des régimes baasistes d’Hafez el-Assad et de Saddam Hussein pour contrecarrer les éventuels fantasmes irrédentistes des Kurdes ou des communautés chrétiennes.
Cette polyphonie ethnique et religieuse est aujourd’hui revendiquée et proposée en modèle par les autorités de la « démocratie auto-administrée » du Rojava, dont la charte se réfère solennellement aux peuples kurde, arabe, tchétchène, turkmène, mais aussi arménien, chaldéen, assyrien et araméen. Réduire le Rojava à un « État kurde de Syrie », comme on le fait souvent, revient à oublier le rôle qu’y jouent les chrétiens : ainsi, chaque ministère est tricéphale et doit obligatoirement compter un chrétien ; de même, les assemblées élues sont soumises à des règles de représentativité des minorités ; l’araméen – plus précisément un dialecte néo-araméen – est devenu langue officielle à égalité avec le kurde et l’arabe ; enfin, l’engagement des chrétiens dans la guerre est chaque jour plus consistant, le Conseil militaire syriaque alignant désormais près de 2 000 combattants qui se battent à la fois contre les « djihadistes » de Daesh et contre les unités du régime de Bachar el-Assad.
La menace existentielle que fait peser Daesh sur le Rojava – avec la complicité avérée d’une partie de « l’État profond » turc et sur fond de relative passivité des États européens – ravive la mémoire traumatisée des chrétiens. La moindre agression est vécue comme les prémices d’une réédition – ça recommence… En février et mars 2015, des unités de Daesh ont lancé des attaques-éclairs contre l’agglomération de Tall Tamer, majoritairement peuplée d’Assyriens, puis contre la ville de Ras Al-Aïn, déjà attaquée en 2012 par des milices islamistes. Des églises ont été profanées, des civils pris en otage, des combattants exécutés. À l’heure où j’écris ces lignes, les forces du Conseil militaire syriaque et les troupes kurdes semblent contenir l’offensive, mais la menace reste alarmante.
Les chrétiens du Rojava ont donc d’excellentes raisons d’avoir peur. Pour autant, appliquer aux malheurs présents la grille de lecture du passé ne fait qu’entretenir la confusion historique. L’usage abondant du mot « génocide » pour qualifier la situation actuelle pourrait bien être contre-productif en installant le doute sur la réalité de celui qui a bel et bien eu lieu il y a un siècle. Or, sur ce sujet, la propagande va bon train, comme le montrent les vidéos-chocs que s’échangent avec gourmandise les petits internautes-croisés d’Occident, exhibant de supposés « charniers » et de prétendues « crucifixions de chrétiens » – alors qu’il s’agit de musulmans. Le patriarche de Babylone, dignitaire de l’Église chaldéenne, a d’ailleurs rappelé récemment que, malgré les difficultés bien réelles, il n’y a aujourd’hui ni crucifixions ni massacres de chrétiens. On ne fera pas avancer la cause des chrétiens d’Orient par la manipulation et le détournement de cadavres.
Aux croisés de salon qui se délectent d’images gore sans se soucier de leur véracité, on me permettra de préférer les jeunes Européens qui font un choix bien plus viril et quittent leur vie confortable pour aller combattre dans les rangs des forces armées du Rojava, des Unités de protection du peuple kurde (YPG) ou du Conseil militaire syriaque. Certes, ils sont encore moins nombreux que leurs compatriotes partis combattre avec Daesh, mais l’écart se réduit. Tous les profils, y compris les plus pittoresques, se rencontrent chez ces volontaires européens qui refusent de laisser aux daeshistes le monopole du grand frisson guerrier : Kurdes bretons, « cow-boys » irlandais, soldats du Christ, militants d’extrême gauche et vétérans russes orthodoxes se pressent dans les officines de recrutement de Qamişlo, Kobané ou Erbil. De même qu’un nombre croissant de femmes, à l’image d’Ivana Hoffmann, citoyenne allemande, active au sein du Parti communiste marxiste-léniniste de Turquie, qui avait rejoint les forces kurdes en octobre 2014. Elle a été tuée par Daesh en défendant un village chrétien près de Tall Tamer. C’était le 8 mars. Ceux qui tiennent absolument à célébrer la Journée de la femme seraient bien inspirés d’honorer le courage d’Ivana.[/access]
*Photo : Bruno Deniel-Laurent.
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