Ce n’est pas ma coutume, surtout en des temps sombres de corriger l’un de mes coreligionnaires, d’autant que je n’y ai aucune légitimité particulière. Mais puisqu’il me semble que M. Gueydier, que je ne connais pas du tout, a ajouté dans son article aux contresens factuels des injustices relatives aux personnes, je ne peux résister au désir de professer mon humble opinion sur un sujet qui fait plus que nous intéresser ici – qui nous meurtrit.
Les chrétiens d’Irak m’apparaissent en effet immensément touchants dans la situation qui leur est faite aujourd’hui pour au moins trois raisons : la première, strictement personnelle que j’avoue seulement afin que l’on sache d’où je parle, est qu’ils sont chrétiens ; la seconde, plus objectivement intéressante quoique assez banale de nos jours, est qu’ils sont victimes ; la troisième enfin, c’est qu’on ne leur a reconnu cet honneur que très tardivement, c’est ce que note avec justesse M. Gueydier.
Mais où ce monsieur commet un grave impair, c’est lorsqu’il accuse Bernard Kouchner de s’être désintéressé de leur sort, et d’avoir persisté jusqu’à la récente suspension de ses fonctions de Ministre des Affaires Etrangères dans cette voie fausse. Si mes souvenirs sont bons (et autant vous dire que j’ai pris soin de vérifier leur bonté), le Docteur Kouchner – dont l’on ne peut par ailleurs me soupçonner de partager l’éthique générale et la manière – a été le premier politique de son niveau, c’est-à-dire placé à la tête du Quai, à s’être publiquement soucié des brimades dont ces chrétiens étaient les cibles depuis la chute du Raïs de sinistre mémoire, et, plus important, à avoir déployé les moyens adéquats pour les soulager dans leur détresse. En l’occurrence à avoir pris des dispositions pour en accueillir quelques-uns sur le territoire national. Ceci est d’autant plus remarquable que M. Kouchner, on s’en souvient, avait été un fier soutien du Président américain George W. Bush dans sa guerre d’Irak. Donc le complice, sans doute inconscient, du désordre politique qui a laissé sans défense face au chaos notamment la minorité chrétienne.
Son empathie à leur égard se prouve facilement : dès août 2007, soit deux mois après sa prise de fonction, le ministre rencontre à Bagdad le patriarche irakien Emmanuel III Delly, pour annoncer le 10 décembre sa « ferme intention de mettre en place un plan d’accueil des ressortissants irakiens de confession chrétienne » et de faciliter leur installation en France. Sa décision restera en partie lettre morte, parce qu’elle sera contrecarrée par d’autres forces au sein du gouvernement, notamment par Brice Hortefeux élaborant au ministère de l’Intérieur sa nouvelle politique d’immigration.
Le 19 mars 2008, néanmoins, Kouchner revient à la charge : « Nous allons, j’espère, déclare-t-il au micro de RMC, en accueillir près de 500 dans les semaines qui viennent, et on verra après », se justifiant ainsi : « Nous ne refuserons pas d’accueillir des musulmans, mais le problème, c’est que personne n’accueillait les chrétiens ». Il répond ainsi à l’avance aux critiques que l’on a vu surgir ces jours-ci sur le « choix des victimes » qu’opèrerait la France parmi les Irakiens maltraités. On a en effet du mal à imaginer l’Iran ou l’Arabie saoudite ouvrir grande leur porte à des réfugiés irakiens chrétiens dans la situation actuelle. C’est en ceci que la France, comme les autres pays occidentaux, peut se sentir un devoir d’accueillir ces populations dont personne ailleurs ne voudrait. Pour ceci d’abord que nous sommes, dit-on, une nation multiculturelle, et aussi, avouons-le honteusement, pour ce nous avons eu durant vingt petits siècles quelque chose à voir de près avec le christianisme.
Osons un autre parallèle – qui n’est bien entendu pas une comparaison stricte dans les termes, mais une simple analogie : qui pourrait s’émouvoir qu’à l’époque du régime hitlérien, les Juifs aient choisi d’émigrer davantage vers la France, avant qu’elle tombe devant l’armée allemande, vers l’Angleterre ou les Etats-Unis, plutôt que vers la Pologne, la Russie et l’Europe centrale où ils pressentaient étrangement qu’ils ne seraient pas si bien traités que cela ? Les autres pays musulmans du coin – fors la Turquie, qui sert volontiers de plaque tournante à l’évasion des Chaldéens – quand bien même leurs dirigeants font montre de tolérance, demeurent trop perméables au terrorisme islamiste pour que les chrétiens s’y sentent réellement en sécurité. On lira là-dessus avec profit l’incroyable histoire de Joseph Fadelle[1. Le Prix à payer, Joseph Fadelle, L’Oeuvre], descendant chiite de Mahomet converti au catholicisme qui, après avoir subi la torture dans les geôles saddamiques, fut rattrapé par ses propres frères en Jordanie où ils tentèrent de le flinguer pour punir son apostasie.
Pour en revenir à l’article de M. Gueydier, il y erre une seconde fois quand il introduit dans le débat des termes incongrus tels que « nettoyage ethnique ». Outre le fait qu’en droit international, cette qualification est strictement réservée, elle n’a rien à faire ici, où l’on parle d’Irakiens chrétiens, c’est-à-dire, rappelons-le encore une fois, d’Arabes. Loin d’être les descendants de quelques colons que ce soit, ces chrétiens sont présents sur cette terre depuis le commencement de notre ère et il y a tout lieu de croire qu’ils ont subi ethniquement, comme on dit, les mêmes croisements que leurs compatriotes, partie mésopotamiens, partie arabes. Il y a ainsi une homogénéité absolue sur ce plan-là et seule la foi les différencie. Il n’y a donc aucune nécessité, pour s’émouvoir des persécutions qu’ils subissent, de recourir aux grands mots habituels de l’Occident contemporain. Le simple terme de persécution religieuse devrait suffire, et je m’étonne que M. Gueydier, qui par ailleurs plaide pour la reconnaissance des religions sur la place publique, ait besoin de recourir à tel stratagème.
Quant au terme de martyr, si galvaudé aujourd’hui, qui désigne pour le chrétien celui qui a témoigné de sa foi jusqu’à la mort, il n’y a aucune espèce de nécessité de réclamer à un Etat qui comme la France se veut neutre sur le plan religieux de le reconnaître ou de l’employer.
Si en tant que citoyen français l’on peut exiger quelque chose de son pays aujourd’hui, ce serait qu’il plaide par les moyens diplomatiquement adéquats la tolérance auprès du gouvernement irakien ; qu’il l’aide, si celui-ci est faible, à rétablir un ordre minimal ; qu’il lutte de manière intelligente et productive contre les forces terroristes qui ravagent cette partie du monde ; qu’il continue par ailleurs d’accueillir les individus ou les familles qui fuient cette anarchie et qu’il prenne les dispositions nécessaires pour les installer décemment sur le territoire français, ce qui n’est pas le cas actuellement.
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