À l’entrée « Chrétiens » du nouveau dictionnaire des idées reçues, on pourrait écrire avec la concision flaubertienne : « Persécutés ». Voilà bien quinze ans en effet que rapports, discours, livres, enquêtes, documentaires se succèdent et s’empilent pour tenter de cerner le sujet. Le malheur veut que ce sujet soit vaste comme le monde et que, pour traîner ci et là dans les esprits comme un lieu commun, il n’en désigne pas moins une réalité. Malgré son titre bâtard comme une circonlocution qui n’arriverait pas à désigner réellement son objet, Le Livre noir de la condition des chrétiens dans le monde, très gros ouvrage qu’ont dirigé trois pontes du catholicisme européen – Mgr di Falco, évêque médiatique français, Timothy Radcliffe, sujet britannique anciennement général des dominicains, et Andrea Riccardi, fondateur de la Communauté de Sant’Egidio, très influente en Italie dans le service des pauvres et le dialogue interreligieux – en renouvelle cependant l’approche. Les 70 spécialistes qui traitent la question ne sont pas d’abord des analystes en chambre, mais des hommes de terrain, clercs ou laïcs, qui témoignent de ce qu’ils ont vu, ou même de ce qu’ils ont subi directement.
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Si l’on regarde la carte éditée par l’AED (Aide à l’Église en détresse), qui publie elle aussi son substantiel rapport annuel sur la « liberté religieuse dans le monde », il apparaît bien vite ce que l’on redoutait : une large bande rouge sang inonde le globe un peu au nord du tropique du Cancer, de la Libye à la Corée du Nord. Cette ceinture purpurine n’est certes pas constituée de la seule hémoglobine des chrétiens : sous les régimes tyranniques, totalitaires ou « fondamentalistes » qui peuplent encore la terre de fantômes quotidiens, chaque confession religieuse et parfois chaque athée ou considéré comme tel risque la persécution. Pourtant, le christianisme contemporain souffre de caractéristiques propres qui de plus sont apparemment contradictoires. Première religion du monde, le christianisme dans son ensemble représente la foi et/ou la culture d’un tiers de l’humanité. Son universalité – son oikouménè, comme on dit, c’est-à-dire sa vocation diffusive, jusqu’aux quatre coins de la terre habitée – promet évidemment que partout où il y a matière à persécuter, il y a chrétien, au Vietnam comme au Nigeria. L’autre attribut éminent de ce christianisme, c’est qu’il n’est pas une armée. Depuis le bon mot de Staline, rien n’a changé : le pape n’a toujours pas de divisions. Et, malgré la doxa qui court dans un certain monde, on n’a jamais vu le judéo-croisé George Bush ériger des cathédrales en Irak ou pratiquer la conversion forcée des populations sunnites. Que les premières nations du monde soient fondées sur une culture chrétienne ne change rien au sort des humiliés. Au contraire, même, pourrait-on dire, leur erreurs géopolitiques ont singulièrement accru « le prix à payer » par ces véritables damnés de la terre que sont les chrétiens des pays pauvres.
Il est si pénible de redonner une fois encore le nom de la religion que professent les principaux bourreaux de chrétiens aujourd’hui qu’on hésite même, de guerre lasse, à l’écrire. Tout le monde le sait bien dans le fond. Et dans l’éternel débat que l’on n’a toujours pas réussi à trancher, savoir si cette confession est en elle-même homicide ou si ce sont ses surgeons contemporains seulement qui aiment le goût du sang, on risque de manquer encore le sujet. On se dit que ce n’est pas en faisant de la théologie musulmane que l’on comprendra la raison du sort des chrétiens. Il est pourtant glaçant de constater que, malgré la volonté des auteurs du livre de ne pas « stigmatiser », les deux tiers de ses pages d’horreur concernent les pays de culture ou de religion musulmane. Peut-on ne pas lire des témoignages comme celui du père Dominique Rézeau, dernier prêtre français officiant en Libye, qui parle de ce Noir chrétien, « pensez donc, presque un “non-être” ici », qui, roué de coups dans la rue jusqu’à en perdre un œil, est ensuite dépouillé par les passants de ses maigres possessions et qui, lorsqu’il va porter plainte, est jeté en prison par la police ? Ou encore qui parle de ces trois religieuses, françaises et italienne, broyées dans leur voiture à Tripoli par un camion. Comment ne pas songer au million de chrétiens qui vivent en Arabie saoudite, pour la plupart philippins, et qui, au nom du wahhabisme, non seulement n’ont pas le droit au moindre office religieux ni de mettre une guirlande sur un sapin de Noël, mais non plus d’enterrer leurs morts ?
Dieu merci, les raisons de persécuter les chrétiens dans le monde sont variées, et il n’y a pas que les adeptes de Mahomet, dégénérés ou pas, qui s’y mettent. Il y a aussi ces jeunes filles congolaises que raconte la journaliste italienne féministe-catholique Lucetta Scaraffia, victimes de soudards que leur animisme a persuadés que le viol d’une vierge les rendrait plus virils. Il y a encore ces Indiens de sous-castes que les hindous nationalistes et fiers de l’être méprisent et oppriment avec parfois l’accord de leur gouvernement local. Il y a, toujours en Asie, ces bons bonzes du Sri Lanka qui, loin de l’imagerie d’Épinal du bouddhisme dalaï-lama, traitent les religieuses catholiques cinghalaises de « prostituées de Jésus » ou encore de « démons envoyés par leur Dieu », attaquent des églises et parfois tuent des chrétiens. Il y a toujours la Chine, où le développement vertigineux du protestantisme évangélique, notamment dans le nord du pays, inquiète un pouvoir que l’on sait de manière générale assez peu rompu à la tolérance à l’égard de qui que ce soit. La Chine qui, soit dit en passant, devrait devenir en 2030 le premier pays protestant du monde, pour le nombre d’individus, phénomène dont feraient bien de se soucier les observateurs géopolitiques.
Mais il y a aussi ces chrétiens que persécutent d’autres chrétiens, comme les catholiques et protestants de Russie qui pour ne représenter que 2 % de la population subissent pourtant les foudres de la puissante Église orthodoxe. Plus étonnant au premier abord, les catholiques conscients et engagés d’Amérique du Sud et d’Amérique centrale qui, lorsqu’ils défendent les pauvres et les sans-terre, comme au Brésil, sont menacés de mort par les grands propriétaires sans que l’État central n’intervienne ; ou comme cet évêque mexicain qui, ayant voué sa vie à la cause des opprimés en tout genre, notamment des homosexuels et transsexuels, vit sous la menace des cartels et des paramilitaires qui réclament qu’on le remplace par un prélat « vraiment catholique »…
Bref, en quittant cette littérature éprouvante, on se dit que si Tertullien avait raison et que « le sang des martyrs est semence de chrétiens », le xxiie siècle sera chrétien ou ne sera pas.
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Le Livre noir de la condition des chrétiens dans le monde, dir. Jean-Michel di Falco, Timothy Radcliffe, Andrea Riccardi, XO, 2014.
Photo : Vianney Le Caer/SIPA/1408160944
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