Un tour de passe-passe statistique permet à Bruno Le Maire ou Elisabeth Borne de louer l’action du président Macron à quelques semaines de l’élection présidentielle. En France, ce pays singulier, il existe un chômage pluriel, celui calculé par l’Insee à partir de sondages et celui de Pôle emploi qui compte les bénéficiaires de l’assurance chômage.
Sur les dix dernières années soit deux quinquennats, les deux présidents ont radicalement changé dans leur gestion du chômage, mais Emmanuel Macron a été beaucoup plus malin que François Hollande, ce qui lui permet de faire savoir aujourd’hui urbi et orbi, en pleine période électorale, que le taux de chômage en France, après une forte baisse, est tombé à 7,4 % au quatrième trimestre 2021 [1]. Grâce à quoi tous les courtisans habituels sur le sujet se déchaînent dans les grands médias. Le ministre de l’Économie Bruno Le Maire, sur RTL, n’a pas hésité à sortir un époustouflant « c’est une grande victoire française ». La ministre du Travail Élisabeth Borne a été plus cérémonieuse : ces « très bonnes nouvelles », a-t-elle dit sur France Inter, sont « le résultat des réformes qui ont été menées depuis le début du quinquennat et aussi de toutes les mesures qui ont été prises pendant la crise ». Quant à Stanislas Guérini, le délégué général de LREM, il a fait très fort en déclarant à CNews que l’objectif pour le futur quinquennat allait être le « plein emploi », employant des mots dont il ne connaît même pas la signification. Mais à la guerre comme à la guerre, l’important est d’avoir l’air convaincu !
Le taux de chômage a baissé à 7,4% fin 2021. Au plus bas depuis 2008. C’est une grande victoire française contre la résignation. Notre politique économique porte ses fruits.
Contrairement à ce que disent les Cassandre, l’économie française se porte bien. #RTLMatin
Originally tweeted by Bruno Le Maire (@BrunoLeMaire) on 18 February 2022.
Ce dossier du chômage en France, il est vrai, ressemble plus à une pelote d’épines qu’à un bouquet de marguerites. C’est surtout un véritable feuilleton qui commence avec François Hollande, lequel, dès son arrivée au pouvoir en 2012, avait décidé d’« inverser la courbe du chômage ». Or, c’est le contraire qui s’est produit. Et de façon spectaculaire.
Le président avait choisi de prendre pour référence les informations de Pôle emploi, qui semblaient effectivement les plus sérieuses puisqu’elles comptabilisaient les chômeurs !
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On a rarement vu dans l’histoire sociale française, pourtant mouvementée, une déroute aussi brutale : à Pôle emploi, pendant la période 2012-2017, la catégorie A (sans aucune activité) est passée de 3,2 millions à 3,8 millions de personnes, soit 600 000 chômeurs de plus. En cumulant les trois principales catégories ABC, les B et C regroupant des chômeurs exerçant une activité réduite de façon souvent intermittente, on est passé de 4,6 millions à 5,8 millions, soit une augmentation de 1,2 million de bénéficiaires de l’assurance chômage. Autrement dit une inversion « à l’envers » de la courbe du chômage touchant dorénavant près de 6 millions de Français.
Une étonnante manœuvre de diversion
On connaît le résultat de la politique économique de François Hollande : lui qui avait indexé son éventuelle réélection sur des résultats probants en matière de chômage en a tiré les conséquences et pris sa retraite politique. Emmanuel Macron, un fin manœuvrier qui a tout compris du système politique français, basé parfois sur des arrangements administratifs aux limites, a trouvé une solution vis-à-vis de l’opinion et des médias dans une étonnante manœuvre de diversion : il a purement et simplement changé de thermomètre du chômage en adoptant, avec la participation de l’Insee, celui du Bureau international du travail (BIT) utilisé par ailleurs dans un grand nombre de pays, en particulier ceux dans lesquels n’existe pas l’équivalent de Pôle emploi.
L’Insee donc, pour ses statistiques « officielles », ne se réfère plus aux chiffres de Pôle emploi mais se base sur des sondages réguliers réalisés auprès d’un panel tournant de 110 000 personnes. Les chômeurs « officiels » sont ceux qui répondent « Oui » à la question suivante : « Avez-vous effectué une démarche active de recherche d’emploi au cours des quatre dernières semaines et êtes-vous disponible pour travailler dans les deux prochaines semaines ? » Les chômeurs « officieux » qui n’entrent pas dans cette catégorie et qui ont répondu « Non » au questionnaire, ceux qui sont en chômage partiel de longue durée, ou en formation, ou en emploi aidé, et tous ceux qui ne sont pas immédiatement disponibles pour une raison ou pour une autre, ne sont pas comptabilisés par l’Insee et basculent dans une catégorie annexe appelée le « halo du chômage ».
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Toute l’astuce de Macron est là : les chômeurs officiels deviennent moins nombreux que ceux de Pôle emploi et les chômeurs officieux n’apparaissant plus, tout en étant à la charge de Pôle emploi, les statistiques officielles du chômage s’en trouvent nettement améliorées. L’iFRAP d’Agnès Verdier-Molinié a bien observé le problème et constaté ainsi qu’au deuxième trimestre 2021, « il y avait 3,5 millions de demandeurs d’emploi dans la catégorie A de Pôle emploi, contre… 2,4 millions de chômeurs au sens du BIT recensés par l’enquête emploi de l’Insee », auxquels s’ajoutait le fameux « halo » du chômage qui comportait alors 1,9 million de personnes.
Il ne suffit pas de changer de thermomètre pour faire baisser la température
Or, ce « halo », comme c’est curieux, n’est-ce pas ? qui était de 1,4 million de personnes en 2012 a très sensiblement grossi sous Macron, passant à 1,6 million en 2018 puis à 1,9 million en 2021 : le résultat d’une gestion politique d’un problème social ultrasensible, réglé de main de maître par l’Élysée avec la complicité de médias obéissants. Dans un « édito » du 4 février dernier sur CNews, Agnès Verdier-Molinié, qui est pratiquement la seule personne en France à dire toujours la vérité sur la situation économique réelle du pays [2] nous a dévoilé la vérité sur le chômage : « En 2019, si on additionnait juste le chômage et le “halo” du chômage, on était à 13,5 % » par opposition à l’Allemagne qui « était à 7,2 %, halo inclus ». Elle a ajouté : « Si l’on fait le compte entre les demandeurs d’emploi, les inactifs qui ne cherchent plus et les personnes qui travaillent mais souhaiteraient travailler plus [sous-emploi], on englobe près de 6 millions de personnes et on triple le nombre de demandeurs d’emploi officiels. »
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6 millions, cela ne vous rappelle rien ? C’était le nombre des chômeurs dans les trois catégories ABC de Pôle Emploi, à la fin du mandat de François Hollande… Ajoutons enfin que Pôle emploi, pour la période du quatrième trimestre 2021, a effectivement constaté de son côté une baisse de 6,2 % dans le nombre d’inscrits en catégorie A, dans laquelle n’apparaissent plus que 3,3 millions de chômeurs, face aux 2,2 millions de l’étude Insee, ce qui donne toujours entre les deux organismes un différentiel important et pour tout dire anormal. En creusant sérieusement le dossier, on s’aperçoit que 166 400 chômeurs inscrits à Pôle emploi ont été radiés en 2021 pour des raisons non précisées, ce qui est tout aussi anormal, et que le « halo » du chômage a encore augmenté de 48 000 personnes. Conclusion : nous avons en France des manipulateurs très malins, mais soyons clair, il ne suffit pas de changer de thermomètre pour faire baisser la température, même en période électorale…
[1] Ce chiffre, publié le 18 février, représente une baisse de 0,6 point par rapport au trimestre précédent NDLR
[2] Cf. son dernier livre, Le vrai Etat de la France aux Éditions de l’Observatoire.