Les statistiques publiées sur le chômage des cadres laissent penser que nous serions, dans ce secteur, en situation de plein emploi. La réalité dément ces statistiques mal fondées qui sous-entendent qu’un niveau d’études important serait la garantie de trouver un emploi satisfaisant.
La quasi-totalité des « experts » du marché du travail et des journalistes spécialisés relaient les statistiques du taux de chômage des cadres avec enthousiasme et un brin d’hésitation sur le taux exact : à 3,3%, 3,8% ou moins de 4%, ce serait le plein emploi. On aurait presque envie de chantonner : « Ah, ce qu’il fait bon être cadre en France ! »
Mais au fait, que mesure-t-on ? Comment est calculé le taux de chômage des « cadres » ? Qui établit cette statistique et avec quelles données ? Qui entre dans cette catégorie socio-professionnelle ? Qu’est-ce qu’un cadre ?
A force de manier des concepts passés dans le langage courant, on en oublie ce qu’ils recouvrent. C’est bien là que le bât blesse. Dans ce clair-obscur, les manipulateurs de tous bords peuvent s’engouffrer pour faire de brillantes démonstrations d’intérêt, bâties sur des sables mouvants.
Des statistiques au doigt mouillé
On distingue plusieurs taux de chômage : celui calculé par le Bureau international du Travail (BIT) réalisé à partir d’enquêtes sur le terrain censées permettre des comparaisons internationales et celui issu de la comptabilisation des chômeurs à Pôle Emploi.
De mon échange avec notre agence nationale, j’ai obtenu l’information suivante : « Les demandeurs d’emploi sont identifiés comme cadres dans nos statistiques à partir du moment où le conseiller qui les reçoit en entretien définit dans leurs projets professionnels qu’ils recherchent un métier cadre. Bien souvent, le conseiller peut s’appuyer sur la cotisation à l’AGIRC pour définir la qualité de cadre du demandeur d’emploi. » Est-ce que cela ne relève pas de la politique du doigt mouillé ? Peut-on tirer des conclusions sur des statistiques qui reposent sur des catégorisations si peu fiables ? Et, au-delà des calculs, qu’est-ce qu’un cadre aujourd’hui ? C’est une terminologie bien française n’ayant pas d’équivalent à l’étranger, ce qui ne facilite pas les comparaisons internationales. Historiquement, c’est une personne qui en encadre d’autres, un « manager » en somme. En France, beaucoup de « cadres » ne dirigent aucune équipe. Elles cotisent, en revanche, au régime complémentaire de retraite des cadres, l’AGIRC.
En vertu de ce critère, cela signifie que toute personne ne cotisant pas à l’AGIRC avant son inscription à Pôle Emploi n’entrerait pas dans la catégorie des cadres en recherche d’emploi. Ainsi seraient exclus de cette population :
– Les jeunes diplômés entrant sur le marché du travail
– Les « cadres déclassés » ayant accepté des emplois de niveau inférieur à leur qualification qui se retrouvent, après la fin d’un CDD par exemple, sur le marché du travail.
Ces exclusions de la catégorie « cadres » réduisent d’autant la population de « cadres en recherche d’emploi ». Ceux-ci contribuent à la hausse du taux de chômage global mais pas à celui des cadres.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que le « taux de chômage des cadres » est sujet à caution. Il suffit de rappeler un chiffre pour s’en convaincre : à fin juillet 2018, 1 768 320 demandeurs d’emploi de niveau Bac +2 et plus (toutes catégories confondues) sont inscrits à Pôle Emploi en France métropolitaine.
Non seulement cet indicateur n’est pas pertinent, mais il est fortement minoré. Et il l’est d’autant plus que beaucoup de cadres décident délibérément de sortir des statistiques du chômage en venant grossir le rang des auto-entrepreneurs, créateurs de sociétés ou consultants en tout genre aux revenus parfois quasi inexistants. Pour citer Coluche : « Les statistiques, c’est comme le bikini : ça donne des idées, mais ça cache l’essentiel. »
A vouloir donner de l’espoir, on crée du désespoir
Que ressent, à votre avis, le cadre qui recherche un emploi depuis des mois et qui entend dire, sur toutes les ondes, que c’est le plein emploi sur son marché du travail ? Comment le perçoit son entourage ?
Et s’il fait partie de ces ex-cadres ayant tenté de créer sa propre entreprise et qui ne s’en sort pas, comment vit-il ces annonces à répétition d’une embellie sur le marché des cadres ? Savez-vous que les auto-entrepreneurs aux revenus extrêmement faibles sont nombreux (1) et que ces populations ne sont souvent pas éligibles au RSA (car il suffit d’être propriétaire de son habitation principale et d’avoir constitué une épargne de précaution pour ne pas en bénéficier) ? Avez-vous conscience que certains ex-cadres devenus entrepreneurs en SARL ou SA génèrent des revenus à peine suffisants pour payer leurs frais d’expertise comptable ?
On pourrait penser qu’embellir la réalité sur le marché du travail des cadres dynamiserait une population française plutôt sujette aux antidépresseurs ! Un taux de plein emploi chez les cadres ne valide-t-il pas la thèse selon laquelle plus on est diplômé, qualifié, expérimenté et plus on a de chance de décrocher un travail rémunérateur et valorisant ? On a envie d’y croire. Le niveau de formation et les compétences devraient être le gage d’un retour à l’emploi. Mais est-ce vraiment le cas ? N’y a-t-il pas des blocages dans le système français qui entravent le fonctionnement normal du marché du travail ? N’est-ce pas plus facile de faire l’autruche en se cachant derrière un taux de chômage des cadres peu fiable ?
Les « cadres expérimentés » sont souvent des chômeurs de longue durée
Non seulement le taux de chômage des cadres n’est pas aussi reluisant que ce que l’on veut nous faire croire, mais il masque le chômage de longue durée qui affecte particulièrement cette population. « Plus d’un tiers des cadres demandeurs d’emploi de longue durée restent inscrits pendant près de deux ans, […] un peu moins d’un tiers des cadres demandeurs d’emploi de longue durée connaissent une réinsertion longue et difficile, pouvant dans certains cas prendre la forme d’une transition longue vers la retraite. » (2).
Dès lors, n’est-il pas urgent de mettre en lumière la réalité du marché du travail desdits cadres qui, en plus, représente une catégorie très hétérogène de salariés par l’âge, l’expérience, les diplômes, leurs secteurs d’activité ? Pourquoi continuer à opposer une partie de la population « cadres » à une autre « non cadres » sous prétexte qu’elle cotise à l’AGIRC, à l’heure où cet organisme fusionne avec le régime des « non cadres », l’ARRCO ? La notion de « cadres » a-t-elle encore une signification si ce n’est par la représentation sociale que tout un chacun s’en fait ?
Au lieu de dépenser de l’énergie à communiquer sur des statistiques de pacotille, ne serait-il pas plus judicieux de travailler à bâtir un modèle d’avenir intégrant les transitions professionnelles dans un marché du travail en mutation ? Encore faut-il être capable de s’entendre sur le diagnostic de la situation actuelle, sans quoi les remèdes administrés risquent fort d’aggraver les maux qu’ils sont censés combattre.
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