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Chocolat, la révolution des grands crus

Des passionnés fabriquent du chocolat de luxe dans leur cuisine


Chocolat, la révolution des grands crus
Fini le chocolat beurré et sucré de notre enfance ! Ces tablettes fabriquées à la main offrent un goût éclatant qui dure longtemps en bouche. ©Hannah Assouline

Né en Californie, le mouvement « bean-to-bar » (« de la fève à la tablette ») permet aux passionnés de fabriquer du chocolat dans leur cuisine à partir de cacaos rigoureusement sélectionnés. Tenue par deux mordues, une boutique parisienne propose ces grands crus chocolatés aussi intenses que fleuris.


À l’origine, le tchocoatl (ainsi qu’on le nommait au Mexique avant l’arrivée des conquistadores) se buvait. Les Aztèques préparaient cette boisson sacrée à partir d’eau et de fèves de cacao grillées et finement broyées. Ils remuaient énergiquement ce mélange dans un grand bol et ajoutaient du piment, du miel, du musc, du gingembre et de la cannelle. C’est ce breuvage que le roi Moctezuma aurait servi à Christophe Colomb, quand celui-ci débarqua au Mexique en 1492. En 1528, Hernán Cortés le fit découvrir au roi d’Espagne en ces termes : « Une tasse de cette précieuse boisson permet à un homme de marcher un jour entier sans manger. » Très vite, le chocolat fut adopté par toute la noblesse d’Europe qui, bien sûr, ne manqua pas de lui attribuer toutes sortes de vertus aphrodisiaques et médicinales. Jusqu’au xviiie siècle, c’était une cérémonie intimiste (comme l’attestent les tableaux de Chardin) : Voltaire, madame de Pompadour et Louis XV en personne préparaient le chocolat, épais et visqueux, qu’ils servaient dans de la belle faïence. La première manufacture française de chocolat fut créée à Bayonne en 1776. On en faisait des pastilles. Les chocolateries industrielles ne virent le jour qu’au XIXe siècle, comme Meunier à Noisiel, Poulain à Blois, Peter en Suisse, l’inventeur du chocolat au lait (en poudre).

Je ne comprenais pas les amoureux du chocolat…

Aujourd’hui, les amateurs de chocolat forment une secte. Ils collectionnent les tablettes « grands crus », se réunissent le soir dans des lieux secrets où ils se livrent à d’étranges rituels (comme dans Eyes Wide Shut, de Stanley Kubrick). Ils ont leurs clubs et leurs académies, comme le Club des croqueurs de chocolat (à Paris) ou l’Academy of Chocolate (à Londres). Pour ma part, j’ose avouer n’avoir jamais compris cette fascination pour le chocolat… Léon Zitrone dévorait dix tablettes par jour. Le président Sarkozy ne pouvait se passer de picorer dans une boîte toute la journée. Stéphane Bern serait aussi, me dit-on, sérieusement accro…

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Quelle endorphine sécrète donc le cerveau dopé au chocolat ? Les termes et la technique de dégustation sont à peu près les mêmes que pour le vin. On commence par regarder la tablette, sa couleur, son aspect mat ou brillant. Puis on la sent (nez de caramel, de réglisse, de bois, d’épices…). Enfin, on casse un carré que l’on croque. On distingue alors trois moments : les notes d’attaque, de cœur et d’allonge. Il faut être attentif à ses papilles, bien laisser fondre le chocolat en le répartissant sur tout le palais. On ressent d’abord des sensations tactiles (acidité, amertume, fraîcheur), puis c’est tout un dessin gustatif qui s’imprime sur la langue. Un grand chocolat marque le palais de son empreinte pendant au moins 15 minutes… Mais les tannins sont envahissants et il est très difficile de déguster plusieurs tablettes les unes à la suite des autres (contrairement au vin où on a la possibilité de cracher).

Surtout, le chocolat n’est pas convivial… L’amateur est centré sur son plaisir personnel, dans une forme d’introspection, alors que le vin gagne à être partagé. Pour dire les choses grossièrement, le chocolat est un plaisir solitaire, le vin une orgie…

…et puis le « bean-to-bar » fut

C’est en tout cas ce que votre serviteur pensait jusqu’au mois dernier quand, tel saint Paul sur le chemin de Damas, il fut foudroyé par la Lumière du cacao divin qui le laissa muet des jours durant. Pourtant, les révélations sont rares, dans le milieu de la gastronomie, où l’on tend plutôt à devenir blasé, comme Anton Ego, le chroniqueur de Ratatouille. Je me promenais un jour à Montmartre quand mes pas me guidèrent instinctivement vers une petite boutique de la rue Caulaincourt du nom de Kosak (hommage rendu aux Cosaques de 1815 qui campaient sur la Butte et à qui l’on doit le mot « bistrot », qui signifie « à boire » en russe). À l’intérieur, les murs étaient recouverts de tablettes de chocolat toutes plus jolies les unes que les autres, emballées chacune dans un papier raffiné et vintage. Deux femmes, Catherine et Nathalie (dont j’appris par la suite qu’elles avaient tenu un bar électro montmartrois célèbre pour ses soirées chaudes arrosées de cocktails au jus de gingembre) m’accueillirent gentiment, à la façon de Faye Dunaway donnant le bain au jeune Dustin Hoffman dans Little Big Man. C’est ainsi, entre leurs mains expertes, que je fis la découverte du « bean-to-bar », expression américaine qui signifie, dans la langue de Molière, « de la fève à la tablette ».

Ce mouvement, toujours méconnu du grand public, est né en Californie au début des années 2000, chez un chocolatier de San Francisco du nom de John Scharffenberger. Son idée était de faire du chocolat dans sa cuisine, comme un orfèvre, avec peu de moyens. Le principe est simple : on achète quelques sacs de cacao, on trie les fèves à la main, en ne retenant que les meilleures, sans défaut, on les nettoie, on les torréfie dans un four à gaz normal, on les écosse (comme des cacahuètes), on les broie avec un petit moulin à 200 euros, on malaxe et on affine la pâte ainsi obtenue (qui fait quelques millimètres d’épaisseur) en une texture liquide fine à l’échelle du micron… C’est facile. N’importe qui peut faire du chocolat sans se ruiner !

De fait, les fabricants de « bean-to-bar » sont aujourd’hui légion, ils pullulent, à raison d’une nouvelle marque par semaine, répartis sur toute la surface du globe, dans une mondialisation heureuse où les goûts et les spécificités culturels de chaque pays sont exprimés dans la manière de façonner le chocolat. Pour Catherine et Nathalie, à qui tous ces nouveaux créateurs viennent soumettre leurs tablettes, sachant qu’elles fournissent désormais les meilleures épiceries de Paris, « tout n’est pas bon, bien sûr, mais quand c’est réussi, c’est extraordinaire, à des années-lumière du goût chocolat que nous avons tous connu enfants, ce goût toujours un peu sucré, beurré et pâteux, très conventionnel finalement ».

Ce qui a vraiment changé, avec le « bean-to-bar », c’est la maîtrise de la qualité des fèves de cacao, la recherche de la fraîcheur ultime du fruit, mais aussi l’expression d’un terroir, exactement comme un vigneron qui veut élaborer un vin d’exception à partir d’une parcelle délimitée, d’où il a récolté les raisins à la main, grain par grain.

Autrefois, on mangeait du chocolat ; aujourd’hui, on déguste des chocolats

Soyons honnêtes, cependant, dans l’histoire du chocolat, l’idée n’est pas nouvelle !

En France, en 1984, le chocolatier Raymond Bonnat, à Voiron, près de Grenoble, avait été le premier à se lancer dans la fabrication de chocolats « grands crus ». C’était un visionnaire, car, à l’époque, la tradition française du chocolat (incarnée par un Gaston Lenôtre) consistait surtout à pratiquer des assemblages de crus différents, le but étant de parvenir à un certain « goût chocolat » consensuel et conforme à l’attente du public. La plupart des chocolatiers, du reste, n’avaient jamais vu un cacaoyer de leur vie et n’avaient jamais visité une forêt, au Brésil, au Pérou, à Madagascar ou au Vietnam… Ils se contentaient de fabriquer leur chocolat à partir de couvertures industrielles ou semi-industrielles. C’est d’ailleurs toujours le cas aujourd’hui encore, puisque nos 3 000 chocolatiers se contentent d’utiliser des couvertures (sous forme de blocs ou de pastilles) fournies par Valrhona, Barry et la Chocolaterie de l’Opéra, pour ne citer que les plus connus, qu’ils fondent et emballent en ajoutant chacun leur nom, alors que la matière première est la même pour tous. En se rendant sur place, chez les planteurs, Bonnat sélectionnait des fèves de cacao provenant de terroirs illustres (comme au village de Chuao, au Venezuela, surnommé la « Romanée-Conti du chocolat », qu’il fut le premier à faire connaître en France). Dans les années 1990, il entraîna dans son sillage d’autres grands chocolatiers, comme Pralus à Roanne, Bernachon à Lyon et Morin à Donzère.

Ces illustres artisans français ont donc tracé la voie. « Mais, estiment Catherine et Nathalie, ils ne sont pas allés aussi loin que le “bean-to-bar”, pour une raison simple, qui est tout à leur honneur, c’est qu’ils ont voulu perpétuer les recettes de leurs parents, afin de donner au public un chocolat familier ayant le goût de son enfance, réconfortant, très cuit, beurré, sucré, avec (chez Bonnat notamment) beaucoup de beurre de cacao (neutre en goût, mais qui apporte du fondant). Or, quand on grille une fève de cacao, plus on la torréfie, plus on se rapproche du goût du chocolat tel qu’on le connaît, et plus on s’éloigne du goût profond du cacao ! En France, nous avons surtout une tradition de chocolatiers confiseurs, qui fabriquent de la ganache et du praliné. Cette tradition veut que l’on conche beaucoup le chocolat (le conchage ayant pour fonction de le rendre plus homogène et lisse, cela se voit au microscope : les particules de cacao deviennent sphériques). Ce faisant, on lime les saveurs, on élimine l’acidité et l’amertume du cacao, on réduit son amplitude et son spectre aromatique, on coupe les griffes du lion… »

Ainsi, autrefois, on mangeait du chocolat. Aujourd’hui, on déguste des chocolats. Singuliers, étranges, fabuleux parfois, comme celui de la Brésilienne Luisa Abram, fabriqués à partir de fèves de cacaoyers sauvages d’Amazonie jamais hydridés depuis les Aztèques… Devant la boutique Kosak, on croisera de véritables passionnés, comme ce sosie de Barry White, aperçu il y a quelques semaines, qui venait de Neuilly, en jaguar avec chauffeur, pour faire le plein de tablettes hors du commun.

On est très loin du snobisme du chocolat noir à 100% de cacao qui vous laisse le palais amer et goudronné

Bien plus qu’une mode passagère et superficielle (comme le pensent certains chocolatiers éminents, comme Frédéric Bau, directeur de la création de Valrhona), le « bean-to-bar » nous ouvre des horizons nouveaux et insoupçonnés. Avec lui, j’ai eu le sentiment de découvrir le goût intrinsèque du cacao, à la fois intense, concentré, fleuri, pur et sans lourdeur… On croque un petit carré, le goût explose et reste longtemps en bouche.

L’autre charme de cet univers tient aux énergumènes qui sont derrière ces joyaux, tous plus excentriques les uns que les autres, comme Karl Hogarth, ancien officier de la marine néo-zélandaise devenu virtuose du chocolat aux noisettes, ou Elfi de Qantu, une Péruvienne habitée par son amour du cacao, qui fabrique à Montréal des tablettes hallucinantes au goût naturel de caramel, de prune confite et de rose. Sans oublier le jeune Tchèque Filip Teply, dont la petite manufacture pragoise s’appelle « Ajala », qui signifie « éveil » en langue maya. Ses petites tablettes de 45 grammes, emballées à la main dans du papier d’illustration des années 1920, libèrent des goûts fruités et explosifs.

On est de surcroît très loin du snobisme du chocolat noir à 100 % de cacao, qui vous laisse le palais amer et goudronné. Ainsi, les amateurs de chocolat au lait pourront-ils se régaler sans complexe, car le lait, loin de maquiller le cacao, peut au contraire en sublimer les nuances. Un chocolat au lait peut-être un grand chocolat ! En témoignent ces deux tablettes extraordinaires. Celle, d’abord, de la jeune manufacture suédoise Svenska Kakaobolaget : un chocolat au bon lait entier de Suède, qui épouse bien le cacao de la République dominicaine, assez viril. Le lait apporte ici de la douceur, de l’élégance, et on termine sur une finale de miel, de caramel et de noisettes.

En Écosse, la manufacture Chocolate Tree fabrique un chocolat au lait qui a enthousiasmé la rédaction de Causeur. Sensuel, gourmand, envoûtant, on garde longtemps en bouche les notes de caramel et de cannelle du cacao du Pérou (60 %) sublimées par le bon lait écossais…

Où trouver ces chocolats ? 

À Paris chez Kosak ; à Saint-Malo chez Olivier Roellinger ; à Marseille à l’Épicerie l’idéal.

Décembre 2018 - Causeur #63

Article extrait du Magazine Causeur




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Journaliste spécialisé dans le vin, la gastronomie, l'art de vivre, bref tout ce qui permet de mieux supporter notre passage ici-bas

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