J’ai toujours aimé Jacques Chirac. Je me suis même retrouvé un jour – c’était à Épinal, en 1995 – à faire une confidence à Philippe Séguin, lui disant : « Chirac, c’est quand même un grand homme… » Séguin m’avait regardé, mi-éberlué, mi-incrédule, quand je précisai ma pensée : « Oui, il va bien chercher dans les 1,90 m, non ? » Il avait rigolé. C’est que Chirac est rigolo. C’est sa nature. Rien ne lui a jamais été plus étranger que l’esprit de sérieux.
Lorsqu’on lui fournissait des discours, entièrement pompés des bonnes pages d’Emmanuel Todd, sur la « fracture sociale », il faisait mine d’y piper mot. Peut-être même y croyait-il. Il en avait l’air, tout du moins. Il n’y comprenait, en réalité, déjà plus grand-chose. En ces années-là, nous étions parvenus à faire de Jacques Chirac un pantomime au service de cette cause, que certains, ignorant que la nation est en France indissociable de la République, avaient vite qualifiée de « national-républicaine ».
Cela n’avait duré qu’un temps. À peine élu, Jacques Chirac s’était dégrisé des enthousiasmes de la campagne. Il avait retrouvé ses esprits et nommé Alain Juppé à Matignon. Ainsi inaugurait-il l’ère des trompe-couillons : « Les promesses n’engagent que ceux qui les reçoivent. » Ce fut, pour Séguin, une amère désillusion, non pas qu’il tînt vraiment à devenir Premier ministre, ni qu’il crût aux capacités de Chirac à assurer le redressement du pays. Pour Séguin, qui ne croyait plus au clivage gauche-droite, il fallait un gouvernement d’union nationale. Parfois, il rêvait tout haut, se figurait Julien Dray à la politique de la Ville et Pierre Mauroy à l’Intérieur. Alain Bocquet, le communiste, il l’aurait mis à l’Aménagement du territoire. Et Jean-Pierre Chevènement à la Défense, parce que, plaisantait-il sur le mode de Gambetta, « l’axe Belfort-Épinal peut contenir cinq divisions de Panzer ». Nous n’eûmes pas cela. Nous eûmes les « juppettes ». Ainsi va l’histoire qui sait, comme personne, manquer ses rendez-vous.
Seulement, le peuple, lui, ne rate jamais aucun rendez-vous. Et les trahisons dont il est l’objet, il sait les rendre sous forme de torgnoles. En 1997, Jacques Chirac reçut la baffe de sa vie : une victoire, méritée, de la gauche aux législatives après la dissolution que l’on sait. Pourquoi était-elle méritée, cette défaite ? Parce que Jacques Chirac avait oublié les raisons qui l’avaient fait élire. Le peuple est toujours cohérent et ses comportements rationnels. Bien sûr, il brûle de croire en toutes les promesses. Mais il a gardé, par-devers lui, la recommandation que Simone de Beauvoir faisait à Sartre sur les choses de l’amour : « Trompe-moi, mais ne me trahis pas. » Jacques Chirac n’a jamais su, tout au long de sa vie, quelle était la différence entre tromperie et trahison. Au privé comme au public.
Les choses privées ne sont pas très intéressantes. Les choses publiques le sont un peu plus. Lorsqu’il fut élu à 82 % des voix contre Jean-Marie Le Pen en 2002, Jacques Chirac se montra en-dessous de tout. L’union nationale ? Mon cul ! Il n’y pensa pas un seul instant. On s’attendait, après l’électrochoc de cette élection, au Serment du Jeu de Paume, on eut à peine droit au baiser Lamourette. Chirac se contenta de refaire ce qu’il savait faire : le coup de l’État RPR. Quant à l’ouverture, elle fut tellement large qu’il alla jusqu’à intégrer d’anciens balladuriens au sein du gouvernement…
Je crois bien aujourd’hui que les rumeurs sont fondées : Jacques Chirac votera François Hollande à la prochaine élection présidentielle. Et dès le premier tour. Non pas que la maladie qui l’affecte l’ait définitivement transformé en Papy Gaga – le général de Gaulle avait prévenu : « La vieillesse est un naufrage ». Les deux hommes partagent non seulement la Corrèze comme terre d’élection, mais François Hollande et Jacques Chirac doivent aussi à un grand Corrézien, Henri Queuille, leur doctrine : « Il n’y a pas en politique de problème assez urgent qu’une absence de décision ne puisse résoudre. »
Et puis, François Hollande s’inscrit dans la droite ligne du chiraquisme. Puisqu’il n’a jamais gouverné de sa vie, nous ne pouvons en avoir, pour l’heure, que le pressentiment. Mais il saura faire ses preuves : six mois après sa prise de fonction, il se détournera de ses engagements de campagne. Il se ralliera au réalisme économique, c’est-à-dire à l’option de la maîtrise budgétaire à tous crins et à la réduction des déficits. Pour ne pas convoquer les spectres de 1983 et de 1995, on ne parlera pas d’« austérité », ni de « tournant de la rigueur ». On trouvera des mots plus doux et acceptables : « revirement gracieux », « glissade équilibrée », « tournant sucré ». Par fierté, François Hollande refusera d’inscrire dans la Constitution la « règle d’or », mais il en appliquera scrupuleusement tous les effets. Puis, il ira à Berlin, comme on va à Canossa, contresigner le pacte budgétaire européen. Peut-être même, pour parfaire son Imitation de la vie de Jacques Chirac, reprendra-t-il un temps les essais nucléaires dans le Pacifique. Alors, il ne restera aux cocus qu’à se compter.
Chirac, donc, c’est maintenant. Puisque ni le bruit ni l’odeur ne semblent déranger.
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