Contes de bistrot


Contes de bistrot

chinois 14 topor

À la lueur d’une coupure d’électricité, les habitués du café « Mon Moulin », dans le XIVème arrondissement, se racontent. Ils s’épanchent avec brusquerie comme on se libère d’un poids, comme si ce soir on pouvait tout se dire. Le temps s’arrête. C’est l’heure des confidences, des aigreurs, des souvenirs surtout. Dans cette semi-obscurité, les mots éclairent les existences simples, les vies ratées, cette poisse qui colle aux gens de peu. Le fil des histoires tisse une nappe à carreaux d’un Paris ouvrier à jamais enfoui. Celui des sorties d’usine et de la débine. Mobylette et cacahouètes. Entre chien et loup, le patron, la vieille bonne, le clochard chiffonnier, le représentant en vins, le combattant de la dernière guerre, chacun y va de sa mélancolie, de sa rengaine. Cette poésie du zinc n’a rien à voir, j’allais écrire à boire, avec un précis de soulographie.

L’alcool fort n’est pas le moteur de ce livre amer au titre plus qu’étrange.  Le Chinois du XIVème  ressort aux éditions Wombat avec une préface d’André Hardellet et des illustrations de Roland Topor. Il avait été publié une première fois aux éditions Jérôme Martineau en 1966. Pour écrire aussi justement, pour faire tinter le parler des arrière-salles, son auteur ne pouvait être qu’un natif des fortifs, un adorateur du beaujolpif. Un de ces boucaniers du pavé, inlassable arpenteur des boulevards qui sent battre le cœur de Paname. Béret sur la tête et gauloises au bec. Melvin Van Peebles n’a rien de l’archétype folklorique de l’accoudé des comptoirs, d’un croisement entre Robert Dalban et René Fallet. Melvin, c’est plutôt le genre Shaft, un père spirituel de Spike Lee. Cigare de mafioso et lunettes d’intello. Ce Noir américain né à Chicago en 1932 est un phénomène, une légende du mouvement Blaxploitation au cinéma. Touche-à-tout, à la fois réalisateur, acteur, écrivain, transfuge d’Hara-Kiri, ce mec a passé quelques années à Paris dans un temps où la Capitale attirait les vrais créateurs, ceux capables d’inventer un art nouveau et de côtoyer le populo. Et il écrit en français pur jus. « Nous croirions entendre un authentique citoyen du XIVème – ou de tout autre arrondissement populaire » se réjouissait Hardellet à la lecture de ce roman inclassable. L’imprimatur d’André valait tous les passeports officiels.

Cette féérie du bistrot séduit par l’âpreté des échanges, la dinguerie des propos et puis dans les silences de ces âmes en peine, brille une émotion brute. Quand un client s’interroge sur « boire un canon, ça, c’est une expression que j’ai l’intention d’en étudier l’origine…Une armée qui ne boit pas, c’est la loterie nationale », la drôlerie confine à la l’utopie. Cette suite de contes foutraques dessine le portrait d’une génération perdue où guerre et misère ont façonné les caractères. Le clodo se fait philosophe : « Moi, je ne veux pas aider le système, mais je ne veux pas non plus être complètement bouffé par la lutte ». Et quand le veilleur de nuit délire sur les soucoupes volantes et la supposée bisexualité des cosmonautes, il conclue « de toute façon, dans quatre ans nous serons probablement tous morts…Je m’en voudrais de semer la panique. Je vous l’ai déjà dit, mais les savants sont fous ».

Dans cette réédition très réussie, les dessins de Topor diffusent une atmosphère oppressante et nous rappellent quel grand artiste il fut. Du Chinois, il en est très peu question finalement dans ce livre, sa silhouette passe, témoin éphémère, client parmi d’autres. Chez Van Peebles, la parole circule, les récits rebondissent de table en table. Par contre, le goût de la sincérité persiste longtemps en bouche.

Le Chinois du XIVème de Melvin Van Peebles – Préface d’André Hardellet – Illustrations de Topor – Editions Wombat.

Le Chinois du XIVe

Price: 17,00 €

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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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