Il semble bien que le Gorbatchev chinois ait encore laissé passer sa chance. À supposer qu’il existe… En 2002, lorsque Hu Jintao était arrivé au pouvoir, beaucoup d’observateurs avaient salué en lui et en Wen Jiabao, son premier ministre, deux réformateurs qui allaient mener la Chine sur le chemin de l’ouverture politique. Onze ans plus tard, les réformes sont au point mort et le successeur de Hu Jintao, Xi Jinping, fils d’une des grandes figures de la Révolution élu à la tête du Parti communiste (PCC) en novembre 2012, n’a même pas suscité les sempiternels et vains espoirs de changement. On a bien lu ici et là quelques éditoriaux qui pariaient sur les réformes – surtout économiques – auxquelles l’autorité de Xi Jinping était censé donner de la vigueur, mais l’enthousiasme n’y était pas. Même l’aimable Bernard Guetta, qui voit un mur de Berlin tomber à ses pieds tous les deux jours à Téhéran, à Moscou ou au Caire, a lâché l’affaire. C’est que Xi Jinping est un bien mauvais client pour ceux qui célèbrent chaque jour la glorieuse et irrésistible marche de l’humanité vers la démocratie libérale. L’une de ses premières apparitions publiques a été, après un discours musclé contre la corruption, la visite d’une exposition permanente du Musée de l’histoire chinoise, à Pékin, intitulée « Le Chemin vers la régénération [de la nation] ». Cette exposition ferait pâlir d’envie tous ceux qui se plaignent de l’atmosphère de repentance dans laquelle pataugent les études historiques de notre pays : pas un mot ou presque sur la Révolution culturelle et les autres horreurs maoïstes, mais une lancinante dénonciation des crimes des étrangers, depuis les guerres de l’opium jusqu’aux exactions de l’armée japonaise dans les années 1930 en passant par les « traités inégaux ».
Dans cette mythologie, l’arrivée des communistes au pouvoir marque l’avènement d’une « Nouvelle Chine » qui a effacé les humiliations subies par le peuple entre 1839 et 1949, en faisant renaître la puissance et, maintenant, la richesse chinoises.[access capability= »lire_inedits »] Le respect, voire la crainte, qu’inspire leur pays à l’étranger est une source de fierté pour les Chinois et de légitimité pour le régime. En entretenant le souvenir de la faiblesse des régimes qui l’ont précédé et la mémoire des exactions des forces étrangères en Chine, le PCC peut se poser en seul garant de l’indépendance et de la souveraineté nationale. Mais le nationalisme n’est pas, comme on le croit souvent, une idéologie de substitution adoptée par opportunisme après 1989, même s’il a pris depuis cette date une importance considérable dans les discours ; il fait partie de l’ADN du communisme chinois. Depuis son origine, le PCC déploie une rhétorique agressive au service de la mobilisation patriotique. Avec une prédilection pour le mythe, toujours efficace, de la résistance populaire à l’invasion japonaise.
Nos vieilles nations post-historiques ont du mal à le comprendre, mais les affects politiques ont une vigueur intacte en Chine. Après avoir sacrifié la nation pour désactiver le spectre du nationalisme, l’Europe a fini par décider que ses ennemis ne l’étaient plus. Et elle a créé l’Union européenne (que l’on appelle improprement « l’Europe » puisqu’elle en est la négation) pour échapper aux affects politiques jugés en bloc incontrôlables et délétères. En sortant de la nation, nous sommes aussi sortis de la politique et de ce qui la fonde selon la rude (mais difficilement réfutable) définition de Carl Schmitt : la discrimination entre l’ami et l’ennemi. Sans ennemi, pas de communauté politique. De ce point de vue, nos démocraties apaisées sont bien plus fragiles que la République populaire de Chine[1. À moins que nous soyons en train d’inventer une politique nouvelle, qui saurait se passer d’ennemi. C’est ce que Jacques Derrida appelait de ses voeux dans Politiques de l’amitié, conçu explicitement comme une réponse à la thèse de Carl Schmitt.].
Qu’on ne s’y trompe pas : le nationalisme n’est pas imposé par le sommet à la base, c’est même plutôt le contraire. En réalité, les élites chinoises – dont on a du mal à mesurer le mépris et la défiance qu’elles éprouvent pour le peuple – sont souvent effrayées par sa vitalité. Les diplomates qui, comme la plupart des caciques du régime, cachent leur progéniture et leur fortune à l’étranger, aiment raconter à leurs interlocuteurs occidentaux que des citoyens leur adressent parfois par courrier des pilules de calcium pour leur raidir la colonne vertébrale et les empêcher de courber l’échine devant eux. En dehors de Chine, des représentants du régime expliquent volontiers que le PCC, avec ses ingénieurs, ses juristes et ses économistes, est la seule classe dirigeante raisonnable et « scientifique » (mot fétiche de Hu Jintao), capable de maintenir sous contrôle le bas peuple et toute l’irrationalité violente dont il est capable. C’est d’ailleurs exactement ce que pensent les agents de la bureaucratie européenne. Les délégations chinoises à Bruxelles insistent parfois sur ce problème commun qu’on appelle le « peuple » – mais on ne sait si le concept miné de « populisme » existe en mandarin standard.
Mais si la technocratie bruxelloise a renoncé depuis belle lurette à faire vibrer les foules avec une improbable nation européenne – Bernard Guetta restant le seul pratiquant du lyrisme des « pères fondateurs » (fondateurs de quoi ?) –, de retour à Pékin, les dirigeants du Parti assument pleinement le nationalisme que le peuple réclame d’eux, même s’il se trouve toujours des franges de la population pour trouver le gouvernement trop mou. « Le patriotisme ne peut pas être un crime ! », scandait-on en septembre 2012 dans des manifestations antijaponaises souvent violentes.
Certains hauts gradés de l’Armée populaire de Libération (APL) se sont fait une spécialité de déclarations belliqueuses dans les médias, menaçant tour à tour les Philippines, le Vietnam, le Japon et les États-Unis d’attaques militaires traditionnelles, nucléaires ou terroristes, selon l’inspiration du moment, sans que leur hiérarchie ne songe à les sanctionner, et sous les vivats d’une majorité des cyber-citoyens du pays. On peut s’étonner qu’un pouvoir autoritaire laisse une telle liberté de parole à certains de ses chefs militaires.
Dans ce contexte, on est frappé par l’inanité des prédictions qui avaient cours au début des années 2000. On allait assister, jurait-on à « l’émergence pacifique » d’une puissance qui réactiverait le modèle antique dans lequel la Chine soumettait ses voisins sans combattre, en les transformant en « royaumes tributaires ». When China rules the world, ouvrage à succès signé par un journaliste britannique et traduit dans une dizaine de langues, annonçait la fin de la domination occidentale au profit d’une Chine « centrale » qui saurait imposer à ses voisins et à de vastes régions du monde son système hiérarchique traditionnel et sa suprématie. C’est le contraire qui se produit, avec la formation d’une coalition de « petits » pays (Japon, Philippines, Vietnam, Australie, etc.), discrètement soutenue par les États-Unis et approuvée par l’Inde, qui refusent de se soumettre aux diktats chinois et redoutent de plus en plus ouvertement qu’une Chine puissante utilise l’intimidation et la force pour défendre ses intérêts et régler ses comptes historiques. Du reste, elle ne s’en prive pas. Forte d’une armée dont le budget augmente de plus de 10 % par an depuis plusieurs décennies, et de multiples forces de sécurité intérieure qui disposent d’un budget encore supérieur à celui de l’armée, la Chine a tenté d’imposer à ses voisins des concessions territoriales exorbitantes. Pékin exige de la communauté internationale qu’elle reconnaisse sa souveraineté sur l’ensemble des îlots de la mer de Chine méridionale, et sur ceux que contrôle le Japon depuis plus d’un siècle (si l’on omet la période d’occupation américaine) en mer de Chine orientale. En réaction à cette politique belliqueuse, le Japon a décidé, pour la première fois depuis 2001, d’augmenter son budget militaire, et envisage sérieusement d’amender la Constitution pacifiste qui l’empêche de nouer des alliances formelles (en dehors du solide traité de sécurité qui le lie aux États-Unis).
L’Europe, elle, continue à se payer d’illusions. Légitimement obsédés par nos emplois et notre commerce extérieur, nous restons cependant aveugles à la soif de puissance de la Chine. Or elle dispose, pour la satisfaire, de moyens financiers et militaires colossaux, les deux allant d’ailleurs de pair – depuis 1989, l’augmentation annuelle du budget militaire est même, presque toujours, largement supérieure à sa croissance. Dans ces conditions, la Chine pourrait bien être l’ennemi dont nous avons besoin pour rester – ou redevenir – une nation. Vous en doutez ? Moi aussi. À en croire le socialiste François Kalfon, c’est pourtant la conviction de François Hollande. Si c’est le cas, on n’a pas vraiment l’impression que le Président en ait tiré toutes les conséquences.
Qui est Xi ?
Élu à la tête du PCC en novembre 2012 et à la tête de l’État chinois en mars 2013, Xi Jinping est assurément moins insipide que son prédécesseur, connu pour sa langue de bois et le contrôle quasi robotique de son expression. Xi est le fils d’un cacique du Parti purgé par Mao lors de la Révolution culturelle. Conformément à la coutume des punitions collectives que pratiquait Mao, Xi Jinping a été envoyé à la campagne pendant de longues années au début des années 1970. Il a travaillé dans les champs avant d’obtenir sa réhabilitation, en même temps que son père, à la mort de Mao. Il a alors fréquenté l’université d’élite de Tsinghua, puis les cercles dirigeants de l’armée, où l’on trouve beaucoup de « princes rouges » (les enfants de ceux qui ont fait le Parti et ont souvent accumulé une fortune colossale) qui lui font aujourd’hui confiance. Xi a gravi rapidement les échelons de l’administration pour atteindre le poste de vice-président et de membre du comité permanent du politburo en 2007, avant sa consécration finale. C’est un nationaliste décomplexé qu’on a entendu évoquer « ces fainéants d’étrangers pansus qui n’aiment rien tant que pointer du doigt la Chine », même s’il se dit qu’il respecte la puissance américaine et garde un souvenir ému d’un séjour aux États-Unis, où sa fille étudie à Harvard sous pseudonyme. Quant à la Première dame, Peng Liyuan, elle est une chanteuse populaire, mais dans un registre assez différent de celui de Carla Bruni : elle est un membre éminent des chœurs de l’armée chinoise.[/access]
*Photo : schmeeve.
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