Le pire est devant nous. Comme en 1929. Et, au-delà de la récession qui nous est promise, certains pays, à commencer par la Chine, pourraient devenir de véritables poudrières politiques et sociales. En effet, on a tendance à l’oublier mais les plus graves conséquences de l’effondrement financier d’octobre 1929 n’ont pas été économiques mais politiques et géostratégiques. Rappelons que dix ans après le krach à Wall Street, les soldats de la Wehrmacht envahissaient la Pologne et qu’à la même époque leurs alliés japonais étendaient leur emprise sur la Chine.
En plein ralentissement, l’économie chinoise subit déjà les premiers contrecoups de la baisse de la consommation aux Etats-Unis, principal acheteur de ses produits. La chute de la monnaie chinoise par rapport au dollar, effet direct de la crise, a eu pour conséquence la fermeture de plusieurs usines. Comme le rapporte Le Monde, des milliers de fabricants de jouets et de chaussures de la province de Canton ont déjà mis la clé sous la porte. Il y a quelques mois déjà, l’avenir économique de cette province semblait sombre, et l’on estimait que 20.000 des 70.000 usines hongkongaises de la région ne passeraient pas l’année. Ces secteurs à faible valeur ajoutée dont la prospérité est fondée sur une monnaie sous-évaluée et les subventions de l’Etat, sont en train de subir un choc violent. « L’atelier du père Noël » est en panne et l’annonce par Adidas, la marque de sport numéro un en Chine, de son intention de délocaliser la production sous d’autres cieux, montre à quel point le navire prend l’eau. Dans ce climat, même les entrepreneurs qui ne subissent pas – pour le moment – une détérioration de leur environnement anticipent une évolution négative et ralentissent leur investissement. Résultat, entre juin et septembre, le PIB chinois a enregistré une hausse de 9 % en rythme annuel, le plus bas niveau trimestriel depuis 2003.
Beijing, qui dispose grâce à sa trésorerie d’une grande marge de manœuvre, tente de stimuler la consommation intérieure dans l’espoir qu’elle prendra le relais des exportations. Reste à savoir comment réagira le consommateur chinois qui a vu ses économies partir en fumée dans la dégringolade des marchés financiers.
Or, la Chine est politiquement et culturellement mal équipée pour affronter de tels problèmes. Ses coffres sont peut-être mieux garnis que ceux de la France ou des Etats-Unis, mais elle n’a ni les traditions, ni les institutions adaptées à une gestion non violente des rapports sociaux en temps de crise. L’Occident a mis presque deux siècles à développer des « amortisseurs » ; la Chine, qui découvre la nature cyclique de l’économie du marché, peine à s’y mettre. Prenons l’exemple du cadastre : peut-on imaginer une économie saine sans un système fiable d’enregistrement de la propriété foncière et des hypothèques ? Or, non seulement il n’existe pas en Chine de « propriété totalement privée » mais on ne peut pas accéder au cadastre, d’ailleurs récent et imparfait. L’acheteur ne peut devenir propriétaire que des murs et il prend d’énormes risques. En cas d’erreur, il ne peut espérer qu’un dédommagement dérisoire. Si l’on ajoute que, durant les années fastes, le robinet du crédit hypothécaire a été grand ouvert, et que les décisions en matière de crédit obéissent le plus souvent à des critères partisans, on comprend que la crise des subprimes pourrait faire pâle figure à côté de celle qui risque de secouer le secteur en Chine.
Autre point noir, qui empoisonne la vie des investisseurs étrangers depuis des années, le système judiciaire. Comment et devant quelle instance peut-on contester ou faire respecter un contrat ? Tribunaux et barreaux manquent de compétences et de bases jurisprudentielles. La législation sur les sociétés, et surtout sur la faillite, laisse franchement à désirer. Bref, on a le sentiment que le régime chinois n’est pas plus sourcilleux en matière de droit commercial que sur les droits de l’homme. Ainsi est-il impossible d’accéder au China law blog à partir de serveurs chinois. Autant dire que les taux de croissance à deux chiffres dont on s’est tant émerveillé ont maquillé une réalité beaucoup moins chatoyante.
Mais ces déficiences, déjà graves pour une économie en plein ralentissement, sont dérisoires comparées à l’absence presque totale de mécanismes de dialogue social. Ce qui, chez nous, dissuade des employés licenciés de lyncher leur patron, brûler sa voiture et piller ses bureaux, c’est, plus que la menace des forces de l’ordre, le vague sentiment que le système est légitime et, qu’en fin de compte, l’Etat ne les laissera pas tomber. Ils peuvent entamer une épreuve de force par la grève, intenter une action juridique et même donner une dimension politique à leur lutte. Ils peuvent exprimer leur colère dans des manifestations. S’ils ne vont pas trop loin, ils peuvent compter sur une certaine indulgence. Rien de tout cela en Chine. Le droit du travail y est embryonnaire, la presse muselée et, en l’absence de syndicats indépendants et de partis pluralistes, la voie de la résistance légale est quasiment fermée. Comment les Chinois se feront-ils entendre quand arriveront les premières vagues de licenciements massifs ? Comment fera le gouvernement pour canaliser la révolte ? Il leurs restera la bonne vieille recette des années 1930 : désigner un ennemi, marteler un récit dans lequel la Nation est la victime d’une trahison honteuse… Malgré le récent réchauffement de relations entre Beijing et Taipeh, si j’étais taïwanais, je tremblerais. Et si j’étais dirigeant du parti communiste chinois, j’ouvrirais tout de suite un compte à l’UBS.
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