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Chine-Japon : de la diplomatie à la canonnière


Chine-Japon : de la diplomatie à la canonnière

La coïncidence est troublante : à la mi-septembre, au moment où le monde musulman s’embrasait parce qu’une vidéo grotesque disait du mal de son Prophète, des dizaines de milliers de Chinois descendaient dans les rues pour vandaliser des magasins et des voitures de marques japonaises (et parfois molester leurs propriétaires) parce que Tokyo rachetait, à l’un de ses citoyens, trois des huit îlots inhabités perdus en mer de Chine qu’il contrôle, mais qui sont aussi revendiqués par Pékin.
Dans les deux cas, un événement insignifiant semblait atteindre au cœur de foules immenses. Dans les deux cas, le mythe de la pacification des mœurs par l’avènement du marché mondial et de la démocratie globale bute sur la réalité des passions humaines. Déjà vantées il y a près de trois siècles par Montesquieu, les vertus du « doux commerce » devaient affranchir les individus de l’emprise supposément mortifère du collectif, qu’il fût religieux ou national. On voit ce qu’il en est advenu. En 2005, contre tous les apôtres et prophètes de la fin de l’Histoire, Pierre Hassner annonçait la « revanche des passions »[1. « La Revanche des passions », Commentaire n°110, été 2005. Et pour une application au cas des relations sino-japonaises : Emmanuel Dubois, « Pékin-Tokyo : la revanche des passions », Politique Internationale n°110, hiver 2005-2006] sur la scène mondiale. Force est d’admettre qu’il a eu raison. Que s’est-il passé ?
On arguera que les deux cas ne sont pas similaires. Dans le cas du film anti-islam, l’insignifiance du prétexte est frappante et l’on est tenté d’imputer la violence des foules musulmanes à une idéologie mortifère, l’islamisme, animée par un ressentiment structurel à l’encontre de l’Occident. Dans le second cas, on peut mettre en avant des causes plus objectives : outre les richesses halieutiques de ces îles − appelées Senkaku par les Japonais et Diaoyu par les Chinois − et les ressources énergétiques que recèleraient leurs environs, on citera l’ambition de la marine chinoise d’obtenir un accès plus libre à la haute mer du Pacifique, la volonté du Parti communiste de détourner les frustrations d’une population soumise à une dictature cruelle vers un ennemi extérieur et traditionnel, etc. Toutes ces explications recèlent une part de vérité, mais ne sont pas à la mesure des passions soulevées. Devant les violences et l’ampleur prise par les manifestations, Pékin s’est d’ailleurs hâté de dénoncer un « patriotisme irrationnel » dommageable aux intérêts politico-économiques d’un pays qui vit pour une grande part grâce aux devises et aux technologies apportées par les grands groupes étrangers, notamment japonais. De ce point de vue, les foules chinoises auraient voulu se tirer une balle dans le pied qu’elles n’auraient pas agi autrement.[access capability= »lire_inedits »]

C’est que le ressort de la fureur chinoise est à la fois plus superficiel et plus profond que les seuls intérêts. En réalité, il s’agit d’un cas d’école de mimétisme girardien dans les relations internationales. La Chine ne s’est souciée de ces îles qu’après 1971, quand l’occupation américaine d’Okinawa (préfecture méridionale du Japon dont elles dépendent) a pris fin et qu’elles sont repassées sous contrôle japonais. Au fond, les Diaoyu n’ont d’autre intérêt pour la Chine que celui d’avoir été convoitées par le Japon. De leur côté, les Japonais ont aujourd’hui beau jeu de fournir des documents datant de l’époque de la faiblesse chinoise, qui avalisent leur droit de propriété. De fait, lorsqu’elles furent intégrées à l’Empire japonais, en janvier 1895, elles étaient inhabitées : aussi ont-elles été déclarées terra nullius, en conformité avec le droit international occidental.

C’est donc, paradoxalement, au moment où la Chine et le Japon normalisaient leurs relations diplomatiques, en 1972, que les Diaoyu/Senkaku sont devenues une pomme de discorde entre les deux pays. Les médias citent comme un modèle de sagesse la formule employée en 1978 par Deng Xiaoping qui estimait que la solution serait trouvée par les générations futures dans le cadre d’une exploitation conjointe. Moyennant quoi on assiste aujourd’hui à des querelles de chiffonniers et autres règlements de comptes dont les protagonistes, de part et d’autre, ne semblent guère se soucier d’exploiter la moindre ressource.

Il serait cependant hâtif de conclure à l’inanité de la querelle. Car si les bagarres de cour d’école ont des motifs qui paraissent futiles aux adultes, du point de vue des enfants, il s’agit d’affaires très sérieuses. Et en l’occurrence, il s’agit de l’identité même de la Chine. Dans la mythologie chinoise contemporaine, la création de la RPC, en 1949, a mis fin au « siècle des humiliations » subi par le peuple chinois à partir du milieu du XIXe siècle. Les guerres de l’opium menées par les puissances occidentales marquèrent le début d’une série de revers cuisants pour la Chine qui, jusque-là s’était toujours conçue comme le centre culturel et politique du monde. Ces revers ont culminé au moment de l’invasion japonaise de la Mandchourie au début des années 1930. Comment l’empire du Milieu, cœur de la civilisation mondiale, pouvait-il être humilié par un nain insignifiant, un vassal dont la culture ne valait que parce qu’elle était issue de la sienne ?

Aujourd’hui encore, la Chine a du mal à affronter sa faiblesse passée et conserve un sentiment de supériorité culturelle et politique pourtant largement démenti par les faits[2. Voir par exemple, à ce propos, le livre passionnant d’Edward Luttwak, La Montée en puissance de la Chine et la logique de la stratégie, Odile Jacob, 2012, malheureusement un peu gâché par la traduction du mal nommé J.-L. Fidel]. Dès lors, la suprématie politique et militaire de l’Occident puis du Japon ne peut être qu’une anomalie incompréhensible : au mieux une parenthèse qu’il faut se hâter de refermer, au pire un tort qu’il convient de redresser.

Il semble que « l’émergence pacifique » de la Chine prônée par une doctrine semi-officielle du Parti soit trop lente au goût de certains, en particulier s’agissant de sa traduction militaire. Comme dans le monde musulman, il existe dans le monde chinois une minorité bruyante et active (et de moins en moins minoritaire) qui proclame haut et fort sa volonté d’en découdre. On aurait tort de négliger son poids. Dans cette période de transition du pouvoir à Pékin, sa voix se fait entendre non seulement au sein de l’armée, mais aussi jusque dans le saint des saints, le comité permanent du Politburo, dont la nouvelle composition sera rendue publique au début du mois de novembre.

Le Japon n’est pas en reste puisque les élections qui se préparent à Tokyo annoncent l’arrivée au pouvoir d’hommes beaucoup moins conciliants que ceux qui composent le gouvernement actuel. En nationalisant les îles (geste d’apaisement qui a pourtant provoqué la fureur de Pékin), le Premier ministre Noda voulait éviter qu’elles tombent entre les mains de groupes nationalistes japonais incontrôlables. Le problème, c’est que ces groupes auront peut-être bientôt leurs entrées au gouvernement.

Cependant, ce n’est pas à Tokyo que se trouvent aujourd’hui les fauteurs de guerre, comme le montre l’un des slogans les plus populaires parmi les manifestants chinois : « Un patriote ne peut être criminel. » Alors que l’Europe post-nationale ringardise promptement tout affect national, en Chine, le sentiment patriotique est le sentiment vertueux par excellence, sans doute parce qu’il permet aux Chinois d’échapper au chacun pour soi du marché.

Le problème est qu’en plaçant les relations internationales sous l’enseigne de la morale, la Chine risque de produire des catastrophes. Dans l’esprit de Pékin, il n’est pas « juste » que la Chine, « pays vainqueur de la Seconde Guerre mondiale contre le fascisme », abandonne une once de territoire à un pays défait et criminel, quand bien même cet abandon remonterait à un bon siècle. Il n’est pas « respectueux » de la part de la communauté internationale, et singulièrement de la puissance dominante, les États-Unis, d’ignorer l’opinion de 1,3 milliard de personnes.

Reste à savoir comment l’Occident peut faire face à ces exigences chinoises. Comme bien souvent : en sacrifiant la réalité. C’est ainsi, pour prendre un exemple moins anecdotique qu’il n’en a l’air, que les cartes de l’iPhone 5 vendu en Chine attribuent les Diaoyu à la Chine. Mesure-t-on l’incongruité de cartographes qui, de peur d’énerver le mastodonte chinois, préfèrent une représentation puérilement fantasmée à la réalité que les cartes topographiques ont pour objet de représenter ? Que fera-t-on le jour où, brandissant les cartes revues et corrigées par Apple, la marine chinoise, chaque année plus puissante, décidera de prendre militairement le contrôle d’îles qu’elle est déjà censée posséder ? Les États-Unis devront alors choisir : soit, comme l’exige le traité de sécurité nippo-américain, ils défendront leur allié contre l’agresseur, soit ils regarderont ailleurs et abandonneront la région à leur rival chinois.

Dans un livre brillant[3. La Géopolitique des émotions, Flammarion, 2008], Dominique Moïsi oppose « l’espoir » qui règnerait actuellement dans les populations des pays émergents d’Asie, dont le signe le plus tangible est le développement rapide de leurs économies, et le sentiment d’humiliation dans lequel s’enfermerait le monde arabe. À la lumière des tensions sino-japonaises actuelles, cette opposition n’est guère pertinente : quels que soient la taille de ses frigidaires ou le nombre de ses voitures, un peuple peut ressasser les humiliations passées. Et garder l’espoir de se venger.[/access]

*image : autocollant chinois « défendez vos îles Diaoyu », treasuresthouhast/Flickr

Octobre 2012 . N°52

Article extrait du Magazine Causeur



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