Jacques Pimpaneau, 83 ans, a consacré sa vie d’érudit à la Chine. De Confucius à Xi Jinping en passant par la folie des années Mao, le vieux sage revisite dans ses deux derniers livres l’histoire d’un empire qui revient au milieu du monde.
Causeur. Vous avez enseigné le chinois aux Langues O’ des années 1960 jusqu’au début du millénaire à des générations d’étudiants, dont le situationniste René Viénet. Que cherchaient vos élèves ?
Jacques Pimpaneau. J’ai connu trois vagues d’étudiants aux aspirations très différentes. Les gens de ma génération cherchaient l’exotisme. Partir à l’autre bout de la planète permet en effet de se sentir délivré de tout code. Puis est arrivée la génération des étudiants maoïstes, très marquée par la situation politique en Chine. Cela a duré pratiquement jusqu’à la mort de Mao. Enfin, depuis la fin des années 1970, avec l’ouverture à l’économie capitaliste qu’a initiée Deng Xiaoping, beaucoup se sont mis à apprendre le chinois pour pouvoir faire du business et trouver du boulot en Chine. C’est un peu triste.
Apprendre une langue aussi complexe demande une sacrée motivation. Par rapport à nos 26 lettres de l’alphabet, ses milliers d’idéogrammes enferment-ils la Chine dans un monde à part ?
Je ne pense pas. L’avantage de l’écriture chinoise, c’est que tout le monde peut la lire, quelle que soit la façon de parler, puisqu’elle n’est pas liée à la prononciation. Les Chinois ont envisagé de l’abandonner parce que son nombre élevé de caractères exige beaucoup plus d’efforts que l’apprentissage de notre alphabet. C’est d’ailleurs ce que les Vietnamiens ont fait en adoptant l’alphabet latin pour écrire leur langue. Mais à travers la vaste Chine, on ne prononce pas les mots de la même façon d’une province à l’autre. Je connaissais même une femme à Canton qui comprenait très difficilement sa mère parce qu’elle venait d’un autre quartier !
La langue écrite chinoise permet donc d’unifier le pays ?
Exactement. Les dirigeants conservent l’écriture chinoise pour maintenir l’unité de la Chine. Aujourd’hui, alors que des mouvements indépendantistes tiraillent le pays de tous les côtés, en l’abandonnant, la Chine se morcellerait. Du Tibet au Xinjiang, Pékin est plus déterminé que jamais à mater les mouvements indépendantistes des différentes régions.
Telle est justement l’image de la culture chinoise que nous avons en Occident : une doctrine confucéenne de l’obéissance inconditionnelle au pouvoir en place. Est-ce un cliché ?
Oui et non. Confucius n’a pas du tout voulu donner une explication du monde totale, mais simplement résoudre un problème de son époque. En ses temps féodaux, aux VIe et Ve siècles avant notre ère, les seigneurs n’arrêtaient pas de se faire la guerre. Confucius, pour arrêter l’effusion de sang, a conclu qu’il fallait obéir à des règles et à une hiérarchie très strictes. Son système veut que les cadets doivent l’obéissance aux aînés, le sujet au seigneur, le fils à son père, etc. Quand les Chinois ont unifié l’empire, deux siècles avant Jésus-Christ, ils se sont aperçus que c’était une doctrine d’État en or ! À cette nuance près que la hiérarchie étant calquée sur le modèle familial, l’empereur devait se comporter en bon père du peuple. Mencius, un disciple de Confucius, avait même justifié le meurtre d’un empereur tyrannique lors d’un renversement dynastique. Ce qui me gêne dans le confucianisme, c’est la hiérarchie et, dans le néoconfucianisme du XIe siècle, son extension à une explication totale et totalitaire du monde.
En vous lisant, on se dit que l’histoire de la Chine est l’envers de l’histoire européenne. L’empire du Milieu a-t-il prématurément connu la modernité puis raté son rendez-vous avec les Lumières ?
De 618 à 907, la période Tang, la plus éclatante de la culture chinoise, équivalente à la Grèce de Périclès, fut suivie d’une glaciation provoquée par le néoconfucianisme. À l’époque de la dynastie Tang, la Chine s’ouvrait au monde entier, aux idées et aux arts venus de l’étranger, abritait des gens de toutes les religions : nestoriens, manichéens, bouddhistes, etc. C’est ce que j’ai essayé de faire sentir dans les Mémoires d’une fleur. À travers l’histoire d’une courtisane aux mœurs très libres, j’ai montré une façon de vivre extrêmement différente de ce que la Chine a connu par la suite. Dans la littérature de l’époque, des jeunes filles de grande famille avaient des aventures avant de se marier sans que cela soit un drame. Tandis que l’Europe stagnait au Moyen Âge sur le plan scientifique et technique, les Chinois étaient curieux des autres cultures et ont créé une grande civilisation originale en avance sur le monde. Mais dès lors que l’empire a pris peur et s’est renfermé, il a pris un retard technologique, ce qui en a fait une proie facile.
Il y a plus de dix siècles, les dirigeants chinois craignaient déjà l’influence séditieuse du bouddhisme sur la population. Pour quelles raisons ?
Pour les lettrés chinois, agnostiques mais superstitieux, le bouddhisme représentait une concurrence puisqu’il rendait compte de tout le processus de l’univers. Ceci dit, distinguons Bouddha du bouddhisme. En son temps, Bouddha entendait simplement résoudre un problème : Comment éviter la souffrance ? Pourquoi souffre-t-on dans l’existence ? D’où cela vient-il ? Le bouddhisme est ensuite devenu une philosophie complète, qui s’est développée au cours des siècles avec une religion, des monastères, des bonzes. Si Bouddha était revenu trois siècles plus tard, il aurait probablement été inquiet de ce qu’on avait fait de sa pensée !
Au IXe siècle, les lettrés confucianistes ont fait interdire le bouddhisme par l’empereur. Bonzes et nonnes ont été chassés des monastères, mais cela n’a pas marché puisque le bouddhisme a survécu, en particulier sous la forme du Zen. Dès lors, les philosophes néoconfucianistes ont essayé d’élaborer une pensée philosophique concurrente du bouddhisme pour expliquer le monde et la société entière de façon à légitimer l’ordre existant.
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Comment cela s’est-il passé ?
Les Chinois ont créé une littérature populaire afin d’inculquer la morale issue cette nouvelle pensée. Il s’agissait de justifier le pouvoir de l’empereur et de visser la société. Censure et autocensure ont comploté de concert pour que la puissance de l’empereur ne connaisse plus de contre-pouvoir. Jusqu’alors, trois personnes placées en dessous de l’empereur formaient un contre-pouvoir : le chef des armées, le Premier ministre et le censeur. Le Grand Censeur pouvait théoriquement avertir le souverain en disant éventuellement : « Attention ! Ça, ça ne va pas ! » Évidemment, tout cela dépendait beaucoup de son courage et du caractère de l’empereur, mais il y avait aussi des subordonnés qui allaient inspecter les provinces pour éviter les abus de pouvoir. Après l’ère Tang, le puritanisme a tout envahi, enfermant les femmes dans le gynécée et inventant les pieds bandés, car, comme toute morale puritaine, cela a engendré des perversions…
… et même un certain retard technologique. Vous expliquez que les Chinois avaient inventé la mécanique de l’horloge très tôt et même découvert le principe de la vaccination des siècles avant Pasteur, mais qu’ils ont été incapables d’universaliser ces savoirs. À quoi cela tient-il ?
Les Chinois se sont heurtés à deux obstacles philosophiques qui les ont empêchés de progresser dans le domaine des sciences et des techniques comme cela s’est fait en Europe. Le premier problème tient à l’incapacité de distinguer la concomitance de la causalité. Prenons l’exemple du calendrier. En des temps très reculés, les hommes avaient remarqué que les trois étoiles du baudrier d’Orion apparaissent au printemps, disparaissent, puis reviennent juste avant l’aube vers octobre. Ils se sont aperçus que la première apparition était liée à l’époque favorable aux semailles, et la seconde au moment de la récolte. À partir d’observations stellaires et lunaires, on a créé le calendrier. Mais il s’agissait d’une concomitance et non d’un rapport de cause à effet. Contre toute logique, les hommes ont prétendu que les étoiles et la lune provoquaient la croissance des plantes ! À la Renaissance, l’Europe a franchi un grand pas quand elle a su séparer la concomitance du rapport de cause à effet. En Chine, ce tournant ne s’est pas produit.
Cette survivance des superstitions a probablement empêché la Chine de produire un Copernic ou un Descartes…
Les Chinois ont eu de grands mathématiciens, mais n’ont jamais tout mathématisé, comme on le fait aujourd’hui avec des algorithmes. C’est d’ailleurs leur second handicap historique. Ils sont restés des techniciens de l’artisanat absolument remarquables : il n’y a qu’en Chine où on écrit un sutra (un traité philosophique, NDLR) sur un grain de riz ! Mais ce n’est pas comme ça qu’on accomplit la révolution industrielle. Ce grand bouleversement leur a donc été imposé de l’extérieur.
Faisons un saut dans le temps. Contrairement à la plupart de vos collègues sinologues, vous n’avez jamais cédé à la tentation maoïste. Le devez-vous à votre fibre anarchiste ?
J’ai surtout été très influencé par Robert Antelme et son livre, L’Espèce humaine, où il raconte sa déportation dans un camp nazi. Pour l’avoir côtoyé, j’ai souvent pensé à l’une de ses phrases : « Les Chinois sont des gens comme nous. Il n’y a pas de différences. La seule différence provient du fait d’une expérience historique différente. Ils ne sont pas passés par les mêmes expériences. »
À propos d’expérience historique, Mao semble avoir tenté d’appliquer une doctrine étrangère – le marxisme – à un pays majoritairement paysan. Le drame du maoïsme, qui se compte en millions de morts, vient-il de cette illusion fondatrice ?
Mao, devenu un idéologue fou, a voulu industrialiser la Chine à marche forcée, transformer la société contre tout sens commun. Ça a coûté un prix en vies humaines infernal. On ne peut pas forcer la nature des choses. Ce gâchis s’est transformé en désastre avec des famines, des usines produisant des produits inutiles ! Les gens étaient fanatisés, il fallait respecter le plan, quitte à ranger son intelligence et son bon sens sur une étagère. Deng Xiaoping et un certain nombre de gens qu’on a massacrés pendant la Révolution culturelle s’en étaient rendu compte.
Ce n’est pas pour me faire l’avocat du diable mais vous écrivez qu’on n’a jamais trouvé remède plus efficace contre la corruption que le maoïsme !
C’était extraordinaire. Les Chinois étaient tellement terrorisés par la répression qu’ils refusaient le moindre pourboire. Je me souviendrai toujours de cette touriste qui, à la moitié de son voyage, jette un bas troué dans une corbeille à papier puis le retrouve des jours après dans sa chambre. Tout simplement parce que personne ne voulait être accusé d’avoir voilé un bas nylon, chose qui n’existait pas dans la Chine de l’époque.
Comment la Chine est-elle passée de cet ascétisme obligatoire au turbo-capitalisme actuel ?
Après les excès du maoïsme, Deng et les autres n’ont pas cherché à créer un mouvement nouveau, par exemple une forme de libéralisme qui ne tombe pas dans les bras du capitalisme. En conséquence, la Chine a connu un formidable développement économique au prix du culte de l’argent-roi. Aujourd’hui, ce sont les Chinois qui traitent les Européens de socialistes ! Dans cette société de marché, les dirigeants chinois ont cherché une ambition et une pensée communes. Après avoir pensé à faire renaître Confucius de ses cendres, ils se raccrochent de nouveau à Mao.
Comment peut-on concilier le culte de Mao et celui du marché ?
Le capitalisme a créé des pauvres et des riches. Maintenant, les écoles et les soins médicaux sont devenus très coûteux en Chine. Sous Mao, les hôpitaux, les écoles et les maisons de retraite étaient gratuits, il n’y avait pas de chômage, tout le monde avait un travail. Bien sûr, vous n’aviez pas le droit de choisir votre boulot : vous étiez aussi bien envoyé en Asie centrale que dans le sud de la Chine, et pas question de moufter ! Mais les inégalités et la corruption actuelles ont créé la nostalgie d’une certaine forme de maoïsme. Xi Jinping a l’intelligence d’exploiter ce sentiment de façon à accaparer le pouvoir, éliminant ses rivaux dans des intrigues de palais.
Xi Jinping n’est pas étranger au regain de nationalisme qui touche aujourd’hui la Chine. Pourtant, vous décrivez une jeunesse chinoise peu consciente de son immense patrimoine culturel.
Les jeunes Chinois d’aujourd’hui sont entièrement tournés vers l’Occident et la mondialisation. Paradoxalement, ils ont aussi un tempérament extrêmement nationaliste, que le gouvernement exacerbe pour se maintenir au pouvoir. Mais ce sont des nationalistes chinois qui vivent à l’américaine ! La mondialisation chinoise a commencé : les grandes sociétés chinoises ont tellement investi à l’étranger, jusqu’à l’an dernier, notamment en s’implantant en Afrique, que Xi Jinping veut désormais faire la peau de celles qui n’investissent pas assez en Chine.
Vous raisonnez comme si le règne du Parti communiste était éternel. N’y a-t-il aucun espoir de transition démocratique en Chine ?
À moins d’une guerre mondiale, je ne crois malheureusement pas que la jeune génération verra un changement. Il s’en produira sûrement, comme probablement en Iran, mais une ou deux générations seront encore sacrifiées. J’en parle souvent avec une tibétologue qui me dit : « Le Tibet n’a pas la force de se révolter, il changera quand la Chine changera ! » N’en déplaise à certains, inciter les Tibétains à se révolter est assez criminel, car ils subiront une répression terrible.
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