La crise sanitaire du Covid-19 engendre un cataclysme économique. Finie la mondialisation heureuse : production relocalisée en Europe, dettes alourdies, hausse des prix… Un tremblement de terre politique et social nous attend.
La mésaventure de la société américaine 3M donne une idée des bouleversements à venir quand le tsunami du SARS-CoV-2 [tooltips content= »Nom du virus à l’origine du Covid-19, la maladie. »][1][/tooltips] nous laissera le temps d’imaginer le monde d’après. L’ex-Minnesota Mining and Manufacturing Company, devenu 3M en 2002, géant américain aux 32 milliards de dollars de chiffre d’affaires, disposait en Chine d’une précieuse unité de fabrication de masques N95 très performants. Afin de s’en réserver la production, les autorités chinoises ont, sans crier gare, nationalisé l’usine en février – la pandémie faisait alors rage à Wuhan et pas à Washington, où l’on s’en moquait encore. Blâmer l’égoïsme chinois, sans doute, mais que dire de la naïveté occidentale ? Quoi qu’il en soit, cette nationalisation constitue le symbole de l’inéluctable défiance qui présidera à la redéfinition de nos relations avec l’empire chinois.
Tchernobyl chinois
On sait dès maintenant que le cataclysme économique qui suivra la crise sanitaire du Covid-19 infligera des dégâts comparables à ceux de 1929 et 2008. Leur énumération donnait déjà le vertige, quelques jours seulement après le choc : plus de 5 000 milliards de dollars d’actifs se sont volatilisés sur les places financières ; l’impact de la secousse sur le PIB mondial dépasserait les 1 000 milliards pour 2020 ; chaque jour une banque centrale se dote de moyens historiques – 750 milliards d’euros pour la BCE le 18 mars ; la France annonce un plan de sauvegarde de l’économie de 300 milliards révisables à la hausse ; au moins 25 millions d’emplois perdus dans le monde. Beaucoup s’inquiétaient de ne pas voir revenir l’inflation en Europe, qu’ils se rassurent. Ces monceaux de dettes, ces planches à billets chauffées à blanc conjugués à une possible défaillance des chaînes logistiques des biens de première nécessité pourraient conduire à une spectaculaire hausse des prix.
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Tout dépendra en réalité de la durée des différents confinements, de la rapidité de mise au point d’un traitement et surtout de notre capacité à éviter une deuxième vague épidémique le jour où les libertés de circulation et de rassemblement seront rétablies.
Les entreprises occidentales vont chercher à se désengager de la Chine
Sans entrer dans le jeu des prévisions apocalyptiques (les alambics du Larzac ou de Corrèze doivent enivrer sans discontinuer la communauté « effondriste »), on peut déjà entrevoir la cohorte des bouleversements que le coronavirus va précipiter.
De façon inéluctable, 3M – comme des milliers d’entreprises occidentales – va chercher à se désengager de la Chine. Les conséquences sociales pour l’empire de Xi Jinping pourraient conduire à une déstabilisation du pouvoir du Parti communiste chinois. Patrick Artus [tooltips content= » Chef économiste chez Natexis. »][2][/tooltips], comme la CMA-CGM – leader mondial du transport maritime –, voit toutefois la Chine redémarrer fin mars. Pourtant, elle risque dès avril de perdre un à un ses clients ruinés ou ses partenaires trahis, comme 3M, dans les nombreux secteurs stratégiques mis en lumière par le coronavirus (pharmacie, hygiène, électronique, télécoms, batteries électriques…). Qui peut croire qu’Apple demandera encore à Foxconn – la plus grande entreprise du monde en nombre de salariés – de continuer à fabriquer la moitié de ses iPhone à Zhengzhou dans trois ans ? Comment alors réagiront ces futurs chômeurs chinois ? Une récession brutale pourrait donc frapper un empire habitué à une croissance ininterrompue depuis Deng Xiaoping. Ce que l’on a d’abord présenté comme le « Tchernobyl chinois », avant de réaliser qu’il s’agissait d’un Fukushima planétaire, pourrait bien avoir la peau du système capitalo-totalitaire de Pékin. La secousse géopolitique changerait alors de magnitude. Au 1er avril en tout cas, d’un point de vue géoéconomique : pangolin : 1, Xi Jinping : 0.
Cette « désinisation » de la mondialisation offrirait la possibilité d’un accord donnant-donnant entre une relocalisation au Maghreb de diverses sous-traitances asiatiques et la gestion du défi migratoire à l’aune d’un prestige retrouvé des frontières. Même limitées, ces relocalisations ne pourraient qu’avoir un impact bénéfique sur l’emploi, si ce n’est sur les prix…
Si, malgré tout, le régime survit, la méfiance du reste du monde vis-à-vis du rôle de l’empire du Milieu dans la répartition des chaînes de valeur devrait conduire à une profonde révision de la mondialisation.
Des libéraux comme Pascal Lamy n’y croient pas : « Cet épisode n’est pas forcément un tournant. C’est une étape qui s’ajoute à d’autres qui se sont produites depuis dix ou quinze ans », a-t-il déclaré au Point [tooltips content= »« Pascal Lamy : “Je ne crois pas à la déglobalisation” », lepoint.fr, 19 mars 2020. »][3][/tooltips] en oubliant toutefois de citer la défiance américaine qui prévaut depuis l’élection de Donald Trump en 2017. Les décisions que prendra 3M s’inscriront dans le revirement musclé initié par le président américain. Sa nouvelle relation avec Pékin fut parfaitement illustrée par le refus de déléguer le futur réseau 5G à Huawei. Tous ces éléments convergent. Tout en compliquant la réélection de Trump si la crise sanitaire américaine est d’ampleur, l’Europe, à l’image des États-Unis, cherchera à moins dépendre de la Chine. Un cycle de tensions, de désorganisation, propice lui aussi à l’inflation, vient de s’ouvrir – les panneaux photovoltaïques que nous n’achèterons plus aux Chinois, mais aux Allemands seront plus chers de 30 %. La page de la mondialisation heureuse, façon Obama, se tourne sans doute définitivement avec le Covid-19.
Ces mouvements tectoniques sonneront dans les semaines à venir l’heure de vérité de la zone euro. L’Italie, l’Espagne et bien sûr la France s’apprêtent à faire des chèques en bois gravés de montants si considérables que l’Allemagne n’aura que deux possibilités : sauver l’Euro et l’Europe en contre-garantissant les dettes de sa zone sud ou laisser chacun de ces pays retrouver une monnaie souveraine qui se dépréciera immédiatement. On ne voyait déjà pas comment le monde pré-Covid pouvait faire face aux 225 % du PIB mondial de dettes publiques et privées accumulées. On peine d’autant plus à concevoir la coexistence post-Covid entre une dette alourdie et des PIB laminés. L’annulation de cette dette, la baguette magique d’un Mélenchon, revient concrètement à carboniser toutes les assurances-vie et l’épargne des Français, ainsi qu’à se priver de tous les marchés financiers. Il faudrait alors couper d’urgence dans les dépenses publiques et baisser les retraites de 30 %.
Face-à-face entre Macron et les Français
Mais au-delà des épreuves économiques et techniques à venir, cet épisode tragique met en scène dans chaque pays le face-à-face entre une population en danger et des autorités responsables, non pas mondiales, mais nationales – ce qui n’exclut pas à l’évidence des mesures transnationales concertées. Les gouvernements en charge, pour gérer cette crise exceptionnelle, doivent disposer de tous les moyens sanitaires et de contrôles des flux de population. Les Français et leurs dirigeants réalisent en mars 2020 que leurs frontières sont en Grèce (attaquées par Erdogan au demeurant), leurs médicaments en Chine, et leurs masques aussi manquants que les tests de dépistage du virus. C’est un manteau d’hermine en lambeaux que le roi Macron présente à ces sujets – celui que lui a certes transmis Hollande qui le tenait de Sarkozy, Chirac et Mitterrand.
Par pur dogmatisme, notre jeune président progressiste refuse de fermer les frontières du pays puis, devant la vague épidémique qui s’annonce, il s’y résout. Ce que ni l’État islamique, ni Erdogan n’avait réussi à obtenir, le SARS-CoV-2 l’a fait : l’espace Schengen est aboli ; la souveraineté française vient de retrouver une légitimité indiscutable – tout comme celle de nos voisins. C’est un tremblement de terre politique, social et économique qui conduira de gré ou de force à maints autres revirements.
Le premier d’entre eux ne méritera qu’un codicille dans les livres d’histoire : l’abandon de la réforme des retraites (pangolin : 1, Martinez : 0). Si les syndicats s’abstiennent pour l’heure de pavoiser, c’est aussi, sans doute, parce qu’ils sentent que le fumeux « droit de retrait » dont excipe une partie de leurs troupes est de nature à mettre à genoux le pays. Quand on pense au dévouement du personnel médical et à ses sacrifices, on ne peut que s’indigner que des chasubles rouges incitent des travailleurs indispensables à l’approvisionnement des Français à cesser le travail. Ce « droit de retrait » cousin du « principe de précaution » chiraquien – dont on aurait attendu qu’il puisse nous garantir des masques, mais non – s’avère incompatible avec une économie de guerre. À la décharge des salariés non disposés à prendre de risques pour la collectivité, l’attitude désinvolte des bobos de nos métropoles partis télétravailler de la plage qui borde leur résidence secondaire n’œuvre pas à la solidarité collective. Exiger des caissières de supermarché de continuer à travailler sous les postillons quand on bronze en famille à La Baule n’aidera pas à réconcilier le peuple avec ses élites. Dans la liste des changements à venir, les « quartiers », ces territoires perdus de la République où l’on observe un civisme diversitaire pillard, ne seront peut-être pas non plus les derniers dans lesquels l’armée sera amenée à se déployer. Comme on le voit, les temps des débats sur la PMA ou la théorie du genre semblent déjà loin, alors que nous nous retrouvons brutalement face à cette momie hier encore infréquentable : l’intérêt général.
Passée la tragédie sanitaire, cet intérêt général, jusqu’alors terrassé par les préoccupations individualistes ou communautaires, commande de relocaliser un maximum de filières stratégiques, à commencer par celles de l’hygiène et de la santé. En France bien sûr, mais également en Europe, parce qu’il demeure chimérique de rapatrier l’intégralité de ce que nous importons. Cet aggiornamento peut s’imaginer en coopération, pourquoi pas avec les plus fiables de nos voisins africains. Cette « désinisation » de la mondialisation offrirait la possibilité d’un accord donnant-donnant entre une relocalisation au Maghreb de diverses sous-traitances asiatiques et la gestion du défi migratoire à l’aune d’un prestige retrouvé des frontières. Même limitées, ces relocalisations ne pourraient qu’avoir un impact bénéfique sur l’emploi, si ce n’est sur les prix. Depuis 40 ans en effet, la France a perdu la moitié de ses usines – dont celles qui fabriquent nos médicaments. On peut donc parier sur le retour d’une partie d’entre elles au bercail (ou au moins l’espérer). L’épreuve biblique que le pangolin nous inflige devrait conduire les Français à accepter de dépenser plus pour ne pas dépendre, par exemple, d’un traitement du Covid-19 made in China (comme le sont au demeurant de nombreux princeps devenus génériques). Ce retour au premier plan de la souveraineté, les Français à l’instar d’autres peuples européens le réclament depuis quinze ans, date de leur « non » à la constitution européenne. Ils vont devoir admettre, dans le sillage tragique du virus, que cette souveraineté a un prix visible sur le ticket de caisse d’un supermarché.
A suivre…
Mais justement, le renchérissement à venir de notre consommation débridée ne constitue-t-il pas l’occasion de mettre un terme à des pratiques que nous savons désormais insoutenables pour notre écosystème ? La malchance incroyable que nous avons « d’observer le monde à l’arrêt » [tooltips content= »Hervé Gardette, France Culture. »][4][/tooltips] permet de prendre conscience des dégâts que nous lui infligeons. Au mois de février, la Chine a consommé 38 % de charbon en moins, et les plus jeunes Pékinois ont pu admirer un phénomène encore inconnu d’eux : le ciel bleu. Les pertes abyssales des compagnies aériennes (200 milliards de dollars au 20 mars selon l’IATA) se concluront par des faillites ou des nationalisations. Certes, mais elles risquent plus que tout d’apparaître sans objet dans un monde où les flux touristiques vont devenir suspects. Dégotter un Paris-Bangkok à 600 euros pour y passer cinq jours sera sans doute plus difficile, tout comme l’accès des hordes chinoises au mont Saint-Michel ou à Versailles. Impossible également de trouver un smartphone à moins de 500 euros, un artefact qu’on conservera ainsi plus longtemps. Finis aussi les jeans à 12 euros et toutes les diverses saloperies que nous importons par containers de Shenzhen, camelotes dont nos déchetteries se goinfrent. Et plus nous relocaliserons, plus ces produits grèveront nos bourses et moins nous consommerons – en ayant quand même redonné du travail à des dizaines de milliers de Français, si tant est que les compétences soient encore là.
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Le SARS-CoV-2 porte donc en germe une certaine décroissance parfaitement en ligne avec les aspirations écologiques qui se manifestent partout dans le monde et principalement en Europe de l’Ouest. Personne à Bruxelles n’imaginait qu’une démondialisation soit socialement soutenable, il faut désormais prier pour que les technocrates se soient (une fois de plus) trompés, car un affaissement d’une ampleur inconnue pourrait très bien amputer 5 %, ou 10 %, de notre PIB. Christine Lagarde, dès le 19 mars, a avoué s’attendre à une récession « considérable ». Nous sommes donc encore moins à l’abri que la Chine de violents mouvements sociaux insurrectionnels à côté desquels les gilets jaunes pourraient figurer un aimable échauffement.