L’abandon des chiffres romains dans certains musées est la dernière illustration du désastre égalitariste. Or les chiffres romains témoignent de notre enracinement et de notre dette. Ils disent ce que nous sommes.
On pouvait le voir venir depuis quelque temps déjà : les chiffres romains, entre autres vieilleries, n’en avaient plus pour longtemps. Il suffisait d’entendre lire à voix haute, en classe, les élèves d’aujourd’hui: plusieurs parmi eux butent sur l’antique graphie des chiffres, hésitent, en viennent parfois à proférer des énormités, aussi incongrues et comiques que dramatiques dans ce qu’elles révèlent d’ignorance. On n’est pas loin du sketch des Inconnus dans lequel les humoristes mettaient dans la bouche d’élèves parfaitement incultes un laborieux « Louis Croix Vé Bâton »…
Caricature gratuite ou prémonition ? Un échantillon de choses vues, et surtout entendues, dans la vraie vie : « Charles Vé » pour Charles V, ou encore (si j’utilise une transcription peu conforme à l’alphabet phonétique mais dont Queneau était adepte) « Paille iks » pour Pie X. Le temps scolaire des humanités n’est plus, les références ont changé: ce pauvre pape se trouve réduit dans la profération de son nom à un dessert aux pommes et au combat politique d’un certain Malcolm… – Coca-Cola a détrôné Caligula. L’écrit ne vaut pas mieux: une copie de bac mémorable évoque le Papino 103, sans doute un vieil Italien qui roule en Peugeot, en lieu et place du nom, romain jusque dans les chiffres, du pape Innocent III ! Récemment j’ai trouvé des Henri 4 et des Louis 14 sous la plume des élèves, que j’ai gratifiés d’un gros point d’exclamation censé exprimer la surprise et la désapprobation.
La société s’adapte à l’ignorance
Ce que je découvre, c’est que maintenant la société leur donne raison, et que je vais devoir me balader avec mon stylo rouge dans les musées parisiens, en tout cas ceux qui pratiquent la suppression des chiffres romains sur certains affichages: depuis quatre ans le Louvre, tout en conservant le nom traditionnel des rois et des reines, écrit les siècles en chiffres arabes, et le musée Carnavalet vient de prendre la décision d’appliquer cette mesure aux monarques eux-mêmes. Louis XIV devient donc, par la grâce de l’effaceuse modernité, Louis 14 : avouons qu’il perd dans l’opération pas mal de sa superbe et que le siècle qu’on dit grand n’a plus tout à fait la même allure! Comme dit Léo Ferré, « ça t’a une de ces gueules »… Oui, le XVIIème siècle et Louis XIV perdent de leur éclat et de leur solennité en devenant le 17ème et Louis 14. Les chiffres romains, on a beau dire, c’est peut-être intimidant mais ça force le respect.
Un surmoi bourdieusien est à la manœuvre chez ces démolisseurs…
Tout cela pourrait paraître anecdotique, mais dit en réalité beaucoup de ce que nous devenons : si l’on reprend les mots de la personne en charge du service des publics au musée Carnavalet, Noémie Giard, il s’agit de viser un principe « d’accessibilité universelle » afin de n’exclure aucun visiteur, y compris les étrangers ou les gens « en situation de handicap psychique ». Je ne sais pas trop ce que ce dernier élément, aux contours assez flous, vient faire là-dedans, mais bon. Si on traduit la chose, cela signifie que tout le monde doit pouvoir comprendre ce qui est écrit sur les cartels.
Profond mépris
Une telle préoccupation peut paraître louable et généreuse, mais comme toujours cet humanisme de pacotille révèle un profond mépris: sans le dire, cette simplification vise en réalité plus spécialement les « nouveaux publics », ceux qu’on cherche à attirer dans les musées, à savoir les jeunes générations et les classes populaires. Et que croit-on dans les milieux éclairés? Que ces publics viendront au musée si on se met à leur portée, si on parle la langue qu’ils peuvent comprendre. Ils ne viendront pas plus. Et surtout, plutôt que de les estimer capables d’apprendre quelque chose qu’ils ne connaissent pas ou qu’ils connaissent mal, capables de se familiariser avec cette graphie des temps anciens, on choisit de supprimer la difficulté, toute relative au demeurant – on n’est pas non plus devant la pierre de Rosette: nul besoin d’un Champollion pour décrypter les chiffres romains! Si on se met à supprimer tout ce que les gens sont susceptibles de ne pas comprendre, autant décrocher tout de suite, parce qu’elles sont pleines de références bibliques et historiques, les collections de peintures sur les murs des musées.
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En somme, on craint de faire se sentir mal à l’aise quelqu’un qui ne sait pas, on a peur de discriminer l’inculte, de stigmatiser l’ignorant. C’est l’esprit du temps. Celui-là même qui a présidé à la destruction de l’enseignement de la langue française: on a jugé discriminante la maîtrise de l’orthographe et de la grammaire et on a fait en sorte – avec un succès certain – de ne plus permettre à aucun élève d’y accéder. Quand plus personne ne sait, les complexes disparaissent: l’ignorance est très égalitaire. Le nivellement par le bas est l’autre nom de « l’accessibilité universelle » dans la doxa qui se dit progressiste. Ceux qui ont réchappé de ce travail de sape à l’école sont des miraculés.
Surmoi bourdieusien
La même démarche démagogique amène plusieurs éditeurs à faire récrire les classiques de la littérature jeunesse, dont l’abord était rendu difficile par des phrases de plus de deux lignes, des mots recherchés et des verbes au passé simple ! Certaines maisons d’édition en sont à demander une réécriture modernisée de Molière, qui avait l’audace d’employer des mots ignorés par certains, parfois même dans une forme versifiée dont le méchant élitisme n’est plus à démontrer. Le surmoi bourdieusien qui est à la manœuvre chez ces démolisseurs leur souffle certainement qu’il est légitime, au nom d’une égalité mal comprise, de liquider ces antiquités. Toujours la même logique: supprimer l’obstacle plutôt que de donner les moyens de le surmonter par l’acquisition de la connaissance. Tous ces promoteurs de l’inculture ignorent qu’il puisse exister une curiosité intellectuelle, qu’il puisse y avoir une jouissance du dépassement de la difficulté, et qu’on puisse vouloir s’élever au-dessus de soi-même. Jamais ils ne font le pari du savoir et de l’intelligence. Apprendre à lire les chiffres romains pour un enfant, c’est avoir la satisfaction de percer un mystère qui lui ouvre un monde, et pas n’importe lequel: le sien.
Le vice-directeur du Corriere della Sera, Massimo Gramellini, a parfaitement saisi ce qui est à l’œuvre dans la suppression (même partielle) des chiffres romains. Il y voit « la synthèse parfaite de la catastrophe culturelle en cours ». « D’abord, dit-il, on n’enseigne plus les choses, puis on les élimine pour que ceux qui les ignorent ne se sentent pas mal à l’aise. » Ce qui s’est passé avec l’orthographe, ce qui se passe avec les classiques, on le retrouve dans cette nouvelle doctrine muséale: il faut exclure tout ce qui n’inclut pas. Et les chiffres romains, eh bien ça n’inclut pas assez…
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Ce que cette décision dit aussi de nous, au-delà du désastre égalitariste, c’est que nous ne voulons plus être affiliés: les chiffres romains disent notre enracinement et notre dette. Ils nous désignent comme les enfants d’une aire géographique, les enfants d’une histoire, d’une pensée et d’un art qui ont façonné notre rapport au monde. Remplacer les chiffres romains, dans les musées puis dans les livres, c’est effacer ce qui nous relie, c’est faire croire que nous procédons de nous-mêmes. Un homme désaffilié, sans passé, sans dette, qui ne sait plus rien et n’a plus rien à transmettre, réduit à la pure fonctionnalité de l’immédiat, voilà ce que donne à voir la disparition programmée des chiffres romains. Supprimer les signes, c’est supprimer les choses: Orwell, Klemperer et les partisans de la « cancel culture » le savent, les deux premiers pour nous préserver de l’entreprise d’effacement totalitaire, les autres pour nous y entraîner et nous y perdre.
Nous sommes héritiers et dépositaires, mais la modernité s’acharne à nous détacher. Et le temps n’est pas loin où les jeunes gens ne verront plus dans les inscriptions sur les églises et les monuments que les hiéroglyphes d’une civilisation disparue.
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