Propos recueillis par Daoud Boughezala, Élisabeth Lévy et Gil Mihaely.
Causeur : Dans cette « France d’après » – attentats et régionales –, vous dénoncez les politiques qui ont échoué pendant trente ans. Or, après les avoir accablés et renvoyés presque dos à dos, vous les appelez à former « un gouvernement de salut public»…
Jean-Pierre Chevènement : Je les appelle à changer et à rompre avec les erreurs anciennes qui nous ont conduits là où nous en sommes. Ces erreurs qui remontent aux années 1980 ont une matrice commune : la perte de confiance en la France et dans l’État-nation comme cadre de souveraineté, de responsabilité, de démocratie et de citoyenneté. L’arrimage du franc au mark porte en lui le renoncement à la souveraineté monétaire. Ensuite vient le grand acte de dérégulation néolibérale : l’Acte unique permettant la libération totale des mouvements de capitaux sans aucune harmonisation préalable de la fiscalité de l’épargne. Corrélativement, il y a l’abandon de l’État stratège : la Commission européenne devient l’Autorité européenne de la concurrence et absorbe les politiques industrielles. Avec Schengen (1985), nous avons reporté le contrôle de nos frontières sur des pays périphériques comme la Grèce qui ne sont pas outillés pour les protéger.
Enfin, l’abandon de notre politique étrangère indépendante a abouti à la réintégration dans l’OTAN et à notre alignement sur les États-Unis, notamment au Moyen-Orient.
Mais toutes ces « erreurs » n’ont pas seulement été faites d’en haut. L’ouverture, c’était aussi une aspiration des peuples, légitime si on songe que beaucoup de sociétés étaient bloquées. Longtemps ces décisions dérégulatrices ont joui de l’assentiment de la majorité écrasante de la classe politique… et du peuple !
Je n’ai pas parlé de politique « illégitime » mais d’une politique de facilité correspondant au triomphe du néolibéralisme et à l’explosion de l’idéologie libérale libertaire – entamés en France depuis mai 1968. Les hommes politiques ont suivi cette idéologie au lieu de précéder. N’ayant pas correctement anticipé l’évolution des choses, ils nous ont mis à la remorque d’une Europe totalement opaque, antidémocratique, technocratique et frappée d’aboulie. Quand on voit le projet de traité transatlantique, on se demande s’il y a un pilote dans l’avion ![access capability= »lire_inedits »]
Vous épinglez des erreurs remontant aux années 1980, décennie durant laquelle la gauche a été seule aux commandes 7 ans sur 10…
La droite et la gauche ont voté l’Acte unique, ont voté le traité de Maastricht, ont voté la guerre du Golfe et se sont partagé le pouvoir. Il y a eu plusieurs gouvernements de cohabitation et leur succession a enlevé de la cohérence à la politique notamment industrielle que la gauche aurait pu mener sur la base d’un secteur public élargi. Les privatisations suivies du dénoyautage des grandes entreprises françaises ont abouti à la dissolution de notre tissu industriel dans la globalisation libérale. J’ai donc démissionné du gouvernement de François Mitterrand en 1983 pour marquer mon désaccord avec une politique qui allait créer le chômage et la désindustrialisation que nous voyons aujourd’hui. Je l’ai fait à nouveau en janvier 1991 pour me démarquer d’une politique qui nous mettait à la remorque des États-Unis et de l’Arabie Saoudite.
L’alternative était-elle à ce point évidente ? Prenons l’exemple de la politique arabe de la France. La politique gaullienne qui a amené la France à s’allier avec l’Irak jusqu’à le suivre dans sa guerre contre l’Iran en 1980 – avec des attentats, la prise d’otages français au Liban en représailles – a-t-elle vraiment été une réussite incontestable ?
La politique arabe de la France que le général de Gaulle a définie après l’indépendance de l’Algérie, en 1962, visait à favoriser les vecteurs de progrès dans le monde arabe et à ne pas nous attacher, comme les Américains, à des pays dont l’orientation politique pouvait paraître dangereuse. Je pense par exemple au wahhabisme lié au salafisme, lui-même lié au djihadisme, surtout s’il est armé. L’échec du nationalisme arabe tient notamment à des causes que le général de Gaulle avait parfaitement pressenties en 1967 : la colonisation par Israël des territoires aujourd’hui occupés, ce qui, évidemment, allait à rebours de l’Histoire. On ne peut donc pas faire porter sur la France la responsabilité de cet échec.
L’échec du nationalisme arabe et de la politique arabe de la France aurait donc pour cause l’occupation de la Cisjordanie et de Gaza ? Pas vous…
Les guerres israélo-arabes n’ont pas aidé mais il n’y a pas que cela : l’échec du processus d’Oslo, l’assassinat de Rabin, les interventions militaires disproportionnées des États-Unis, notamment en Irak. D’une manière générale, tout cela a hâté la venue au pouvoir de courants politiques proches des Frères musulmans et l’essor du terrorisme djihadiste.
Autrement dit, l’Occident serait seul responsable. Mais l’incapacité de pays comme l’Irak à créer un État légitime peut-elle lui être imputée ?
L’État irakien, quel que soit son régime, était un État légitime. L’Occident n’est pas responsable du mal développement du monde arabe mais il y avait, dans le monde arabo-musulman, deux tendances par rapport au défi de l’Occident : la tendance modernisatrice, que nous aurions dû encourager, et la tendance identitaire, incarnée par les Frères musulmans que Hassan el-Banna a créés en 1928, quatre ans après la chute du califat ottoman. Quant à l’Irak, il avait un régime dictatorial qui tient en grande partie à l’hétérogénéité de ce pays. Le gouvernement de Saddam Hussein était quand même laïque et modernisateur et comprenait en son sein des ministres kurdes, chiites, sunnites, chrétiens même…
L’Irak de Saddam Hussein comme paradis multiculturel, demandez aux chiites…
Laissez-moi faire un bref rappel. Après la prise du pouvoir par l’ayatollah Khomeini en Iran, encouragée par Giscard et Carter, à partir de l’affaire des otages à l’ambassade américaine à Téhéran et d’un certain nombre de dérapages, le monde entier a soutenu Saddam Hussein dans la guerre Irak-Iran. Et si la guerre a duré aussi longtemps, c’est que Khomeini n’acceptait pas la résolution votée en 1982 par les Nations Unies. Ensuite, a éclaté l’affaire du Koweït, une crise facile à résoudre par la voie diplomatique : je peux le démontrer ! Saddam Hussein a lui-même offert en octobre 1990 de retirer ses troupes. Les Américains voulaient cette guerre dès le premier jour. Eh bien cette guerre a donné deux résultats : l’envol du terrorisme djihadiste sunnite avec Al-Qaida et la prééminence de l’Iran au Moyen-Orient. Une dictature laïque n’est jamais souhaitable mais c’est quelquefois une solution moins mauvaise que le chaos généralisé avec à la clef des guerres civiles, des affrontements interconfessionnels meurtriers et des problèmes politiques comme Daech qu’on n’est plus capable de résoudre.
Sauf que les printemps arabes ont montré l’épuisement de ce modèle dictatorial, laïque ou pas. Mais revenons en France. Vous déplorez l’abandon de l’État-nation qui est pour vous un cadre de la souveraineté, de la démocratie, de la citoyenneté. N’avez-vous pas oublié l’identité ?
L’identité républicaine de la France est une évidence depuis maintenant près de deux siècles. Ce qui ne veut pas dire que la France n’a pas existé avant la République : s’il n’y avait pas eu la France, il n’y aurait pas eu la République… Par conséquent, pour moi, il y a une identité, ou plutôt, une égalité entre la France et la République.
Est-ce si évident pour tout le monde ?
Bien sûr ! Récemment, les Français se sont rassemblés autour de la Nation, autour du patriotisme républicain et de ses emblèmes, le drapeau, la Marseillaise. Bref, tout ce que j’avais dit quand j’étais ministre de l’Éducation nationale dans les années 1980, et qui me valait la risée universelle de toutes les rédactions, se révèle aujourd’hui juste !
Tous ? Êtes-vous sûr ? Il y a des fractures au sein de notre société. Il y a des gens qui ne se reconnaissent pas dans la République, notamment à l’extrême droite et des gens qui ne se reconnaissent pas dans le drapeau, notamment dans la population immigrée.
Effectivement, l’un des grands enjeux de la période qui vient, c’est l’intégration des populations issues de l’immigration, qui s’est mal faite jusqu’à présent, parce que la France notamment ne s’aimait pas ! Or, je constate que les derniers attentats marquent une rupture dans l’Histoire longue. Nous sommes sortis de l’ère libérale libertaire pour entrer dans une nouvelle ère idéologique où les concepts de nation, de frontières, d’autorité, et des emblèmes comme la Marseillaise, le drapeau, reprennent une signification. C’est un changement considérable parce qu’une France qui s’aimerait attirerait à nouveau et pourrait reprendre le processus séculaire de l’intégration de ses nouveaux citoyens.
Les symboles, c’est très bien, mais il faut se raconter une histoire commune. Est-on aujourd’hui capable de se mettre d’accord sur une Histoire qu’on raconterait au primaire, au collège, au lycée pour faire nation?
Vous mettez le doigt sur un des problèmes de la société française. M. Lussault, le président du Conseil national des programmes, lui-même un géographe, a dit dans une interview au Monde que, sur l’Histoire, il ne fallait pas revenir au « roman national » si l’on ne voulait pas, je le cite : « désespérer Billancourt », en d’autres termes, désespérer les salles de profs. Outre que M. Lussault s’érige en représentant autoproclamé des professeurs, qui, majoritairement, ne sont pas du tout sur cette ligne-là, il emploie sciemment le mot « roman national ». Moi, j’ai toujours parlé de « récit national » parce qu’il y a des ombres et des lumières.
Dans un roman aussi…
Oui mais le récit national tend à l’objectivité. L’histoire de la France peut être racontée sans crainte d’un point de vue objectif. Toute l’idéologie de la repentance dont on nous a accablés pendant trente ans, nous pouvons la dépasser sans trop de problèmes, en disant simplement la vérité. Que M. Lussault, président du Conseil national des programmes, ait pu s’exprimer comme il l’a fait, est très caractéristique de l’état d’esprit de nos élites : elles ne veulent plus que les citoyens, en apprenant leur histoire, puissent faire « peuple ».
Changer cet état de fait supposerait non seulement un lavage de cerveau assez profond de ces élites, mais aussi une reconstruction non moins improbable de l’École…
Ça va changer très vite ! Les fortes secousses qui sont devant nous et celles que nous avons déjà subies vont amener un certain nombre de gens à revenir sur les erreurs qu’ils ont commises. Car il faut bien connaître la classe politique française pour savoir qu’elle n’a pas vraiment de convictions. Ce qui est dit aujourd’hui n’est plus ce qu’on disait hier. Prenez par exemple le discours du président de la République devant le Congrès, à Versailles : personne n’aurait imaginé, avant qu’il monte les marches de la tribune, qu’il allait faire un discours pareil ! Cela montre la prodigieuse capacité d’adaptation de nos élites à la fois intelligentes et très pragmatiques. Et comme nous sommes dans une nouvelle période, le discours public va pouvoir fortement évoluer !
Mais peut-on restaurer la République quand nous n’avons réglé le problème de l’intégration ? La poursuite de l’immigration, avec la dose de différences qu’elle implique, est-elle compatible avec le redressement de la France ?
Permettez à un ancien ministre de l’Intérieur d’avoir une réponse un peu complexe. Le solde net du flux migratoire annuel est de 100 000 personnes. Or, tout d’abord, la capacité à intégrer est très différente selon le degré de résistance des communautés au modèle d’intégration. Les Polonais par exemple s’intègrent très facilement. Ensuite, l’immigration doit être proportionnée à la capacité d’accueil et d’intégration du pays.
Deuxièmement, il faut appliquer la législation existante. Il est inadmissible qu’un arrêt de la Cour de justice européenne interdise la pénalisation des étrangers en situation irrégulière. C’est une atteinte aux prérogatives régaliennes des États. La France est fondée à dire qu’elle rejette la jurisprudence de l’arrêt Hassen el Dridi (avril 2011), qui empêche de mettre en prison quelqu’un qui, à plusieurs reprises, aurait refusé d’être reconduit à la frontière.
Nos élites – que vous croyez dénuées de convictions – partagent au moins ce dogme : l’immigration est une chance pour la France…
L’immigration peut être la pire et la meilleure des choses ! Avec trois millions et demi de chômeurs, personne – sauf Pierre Gattaz – ne pense que c’est une très bonne chose. Simplement, nos élites – de droite comme de gauche – sont imbues de cette idéologie culpabilisatrice qui fait que l’immigré serait la victime par excellence, la figure du Juif qu’on pourrait à nouveau conduire dans des camps. Tout ça ne tient pas la route. Il faudrait quand même expliquer à un certain nombre de gens, en particulier aux associations qui croient vraiment œuvrer pour le bien commun en aidant les clandestins, que le respect de la loi et de son esprit sont absolument fondamentaux dans une République qui veut le rester.
À vous entendre, on se demande pourquoi Jean-Pierre Chevènement est resté en dessous de 10 % alors que Marine Le Pen est à presque 30 %…
Dans le système de la Ve République, il faut pouvoir exister indépendamment. Or, certains de mes soutiens venant de la gauche, d’autres de la droite, ne s’entendaient pas toujours très bien ensemble. Qui plus est, j’ai toujours été combattu par le parti socialiste. Dois-je vous rappeler que j’ai été élu sénateur contre un candidat de droite et contre un candidat du PS. C’était un exploit !
Pourquoi Marine Le Pen arrive-t-elle à dépasser le clivage droite-gauche et vous non ? L’UMPS, vous en avez parlé bien avant elle !
Il y a une différence de taille entre elle et moi : je suis et j’ai toujours été un républicain incontestable. « Au-dessus de la droite et de la gauche telles qu’elles sont devenues, disais-je en 2002, il y a la République ». Le parti de Mme Le Pen a tout de même un génome qui s’est formé à l’extrême droite. Nous sommes dans une période beaucoup plus difficile qu’il y a dix ans, dans une phase de radicalisation possible de la société française et je me méfie beaucoup de l’engrenage de violence, de ressentiment, de haine, qui pourrait conduire la France avec Mme Le Pen là où les chefs de Daech veulent la conduire : vers la guerre civile. Je constate que le peuple français réagit avec beaucoup de maturité jusqu’à présent. Certes, au premier tour, six millions d’électeurs ont voté pour le Front national, mais le peuple n’a donné aucune région au parti de Mme Le Pen. Le peuple français ne s’est pas livré à des représailles qui auraient été non seulement contre-productives mais odieuses. Il est resté d’un calme, d’un stoïcisme assez méritoire, et je pense que c’est par le sang-froid, par la détermination, qu’à long terme, nous viendrons à bout du terrorisme djihadiste. La République est la cible. Elle est aussi le remède.[/access]
*Photo: Hannah.
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