Une famille « bourgeoise » de la capitale iranienne. Le père veuf, malade, chenu, shooté à l’opium, ne se remet pas de la mort récente de son épouse. Il partage avec ses deux fils une maison qu’il n’a plus les moyens d’entretenir. Le cadet, boxeur professionnel de haut niveau, est en passe d’intégrer l’équipe nationale. L’ainé magouille dans la came, à la fois dealer et consommateur.
Dans ce milieu émancipé largement affranchi des rigueurs de l’Islam, les liens avec l’Occident sont omniprésents, la dictature des mollahs est un hors champ dont il faut s’accommoder de loin. Très belle, une ancienne petite amie du boxeur, mariée en France, est en instance de divorce. Elle réapparait avec son petit garçon, parfaitement bilingue. Elle porte le voile avec trop d’élégance, au point que sa mère croit devoir l’avertir : « on n’est pas en France, ici. Ne te fais pas arrêter ! »…
Passionnant, ce faux thriller urbain terriblement noir investit un Téhéran méconnu : celui des beaux quartiers, au nord de la gigantesque métropole, désormais investis par un jet set perse parvenu, absolument laïque, noctambule, corrompue, qui s’éclate clandestinement dans un entre soi fuligineux, et partage avec cette bourgeoisie intellectuelle, anciennement liée à la possession terrienne, des liens d’affaires tumultueux. Ainsi le fils ainé refuse-t-il de céder à un cousin promoteur immobilier un terrain boisé, vieil héritage familial que l’inexorable extension urbaine est en passe de dévorer. Virevoltante, la caméra serre les visages en très gros plan, circule dans le labyrinthe de la ville, épouse la course vertigineuse d’une moto ou d’une voiture lancée à tombeau ouvert dans la nuit. Elle surplombe l’immensité urbaine, dont le tapis des lumières scintille et tremble à l’infini sous le ciel nocturne.
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En confiant à Behzad Dorani le rôle du père, Chevalier noir se place dans la filiation du très grand et regretté Abbas Kiarostami : on y reconnait l’acteur qu’on avait vu, beaucoup plus jeune, dans Le Vent nous emportera (1999). Jamais oiseuses, les répliques y sont pesées au trébuchet, dans un découpage millimétré, selon une économie dramaturgique impeccablement dosée, et sans que la moindre musique de fond n’en dilue l’âpreté.
Né en 1979, ancien étudiant de l’excellente école d’art visuel du Fresnoy, dirigée depuis sa création à Tourcoing par le grand artiste et écrivain Alain Fleischer, Emad Aleebrahim Dehkrordi vit en France depuis un grand nombre d’années. Réalisé à Téhéran en pleine pandémie, Chevalier noir est son premier long métrage. Voilà qui promet.
Chevalier noir. Film de Emad Aleebrahim Dehkordi. Iran, couleur, 2022. Durée : 1h41. En salles le 22 février.
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