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Philosophie en sous-sol


Philosophie en sous-sol

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La fin du monde annoncée n’a pas eu lieu le 21 décembre 2012. Quotidiennement, d’innombrables apocalypses se déroulent pourtant sous nos yeux languides de cynisme. Qui ignore les millions de morts innocentes, le bonheur immanent des salauds ? Sur ce putride fumier, poussent  les creuses utopies, la froide rêverie d’une humanité régénérée par l’Idée.

Ces mystifications matérialistes inspirèrent un essai à Léon Chestov en 1900, La philosophie de la tragédie chez Dostoïevski et Nietzsche, que Le Bruit du temps vient de rééditer. Né juif russe, marié à une orthodoxe, Chestov a construit une œuvre philosophique traversée par la révélation christique, dont il n’a cessé d’interroger la signification spirituelle et morale par un cheminement sinueux entre Pascal, Kierkegaard, Tolstoï, Nietzsche et Dostoïevski. Sous la tutelle de ces deux derniers esprits bouillonnants, l’écrivain russe et le philosophe allemand, l’épileptique et le syphilitique, Léon Chestov tire à hue et à dia sur les marchands d’idéals abstraits et leur camelote humanitariste. Un homme naturellement bon, brinquebalé par les affres du destin, telle est la fable que Chestov abat avec la complicité post mortem d’un idéaliste kantien repenti, Fédor Dostoïevski. Car il y a deux Dosto, séparés par l’épreuve du bagne et son cortège de fantômes rabougris : l’auteur empathique des Pauvres gens, d’Humiliés et offensés, célébré par l’intelligentsia progressiste de son temps ; et le « talent cruel », portraitiste d’une âme humaine putréfiée par les miasmes de l’existence. Là où le premier redoublait de compassion pour les souffreteux, le second se révèle d’un pessimisme frôlant le cynisme, tant certains personnages des Possédés, des Frères Karamazov ou même de L’Eternel mari rappellent l’égoïsme viscéral des bagnards qui rudoyèrent Dostoïevski en Sibérie en dépit de leur commune infortune.

« Tout ici-bas se termine toujours par une bassesse » (L’Adolescent, Dostoïevski)

En 1861, les Carnets du sous-sol consacrèrent la transmutation du désormais quadragénaire romancier. Nul doute n’est permis selon Chestov : « l’homme du souterrain » dostoïevskien, qui crache son venin antihumaniste du fond de sa géhenne, préfigure le surhomme nietzschéen rejetant toutes les valeurs existantes pour aller « par delà bien et mal ». Sous ses dehors narcissiques, le sinistre habitant de la cave camoufle une effroyable lucidité. Il résume d’un trait foudroyant l’inévitable égoïsme de la nature humaine : « « que l’univers disparaisse ou bien que je boive pas mon thé ? je répondrai : que l’univers disparaisse, mais que je boive mon thé. ». Fidèle à ce credo réaliste, l’homme du souterrain avance une vision de l’homme profondément inégalitaire, que le personnage de Raskolnikov explicitera dans un article scandalisant ses amis bien-pensants : il y aurait la morale des gens ordinaires d’un côté, l’éthique héroïque des personnes « extraordinaires » de l’autre. Les premiers maquilleraient leur faiblesse en ressentiment, prétextes à de grands principes humanitaires, suivant la mécanique que Nietzsche met au jour dans sa Généalogie de la morale. Alors que l’homme d’exception « accepte son égoïsme comme un fait qui n’exige aucune explication ; il n’y voit aucune cruauté, ni violence, ni arbitraire, mais le considère plutôt comme le descendant des lois de l’univers » (Nietzsche). La philosophie de la tragédie n’est pas une morale, mais une libération.

L’homme du souterrain refuse l’endoctrinement moral ou rationaliste. Contrairement à sa caricature fasciste, il n’exalte pas la force pour la force. Eriger la brutalité en valeur revient à basculer dans le piège de la morale, en se contentant d’en inverser les termes[1. On pensera notamment à ce superbe passage du Crépuscule des Idoles : « celui qui est habitué à la souffrance, celui qui cherche la souffrance, l’homme héroïque célèbre son existence dans la tragédie – c’est seulement à sa propre vie que l’artiste tragique offre la coupe de cette cruauté, la plus douce ».]. Or, l’homme du sous-sol ne craint rien tant que la compassion,  qui nie la volonté personnelle et enterre l’humain sous un catafalque de moraline. Un célèbre passage d’Ainsi parlait Zarathoustra nous confronte à « l’homme le plus laid du monde » qui apostrophe ainsi le promeneur venu à sa rencontre : « Que ce soit la pitié d’un Dieu ou la pitié des hommes : la compassion est une offense à la pudeur. Et le refus d’aider peut être plus noble que cette vertu trop empressée à secourir. » Voilà qui pose son homme. Nietzsche reconnaissait d’ailleurs une dette intellectuelle à l’égard de Dostoïevski, parvenu jusqu’à lui par la force du vent spirituel boréal. Malgré quelques artifices formels, les grandes œuvres dostoïevskiennes se savourent avec amour et cruauté, à coups d’allers retours permanents entre la foi orthodoxe et les tiraillements philosophiques de leur démiurge. Pour le grand pétersbourgeois, Dieu n’est ni l’amour pur et universel de Tolstoï ni le grand maître de l’univers positiviste. En chrétien conséquent, Dostoïevski conditionne la possibilité du salut à l’immortalité de l’âme. Il faut entendre la maxime nietzschéenne « Rien n’est vrai, tout est permis » comme une clé soumettant nos préceptes à un libre examen, loin de l’étiquette de dandy nihiliste dont on a souvent affublé Nietzsche.

Avant la mort, l’homme libre doit donc se contenter de ses seuls outils sceptiques et pessimistes pour philosopher, c’est-à-dire questionner, et non répondre. « Nulle transformation ne pourra transformer la tragédie de la vie et il semble que le moment soit venu de ne plus nier la souffrance comme une réalité fictive dont on peut se débarrasser (…) mais de l’accepter, de l’admettre, et peut-être enfin de la comprendre » conclut Chestov. Après tout, la philosophie n’est pas tant l’amour de la sagesse que la quête sans fin de chemins inexplorés.

La philosophie de la tragédie chez Dostoïevski et Nietzsche, Léon Chestov (Le bruit du temps), traduction de Boris de Schloezer, postface de George Steiner.

*Photo : guatman.



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