« Chère Louise », film oublié de Philippe de Broca présenté à Cannes en 1972, renaît en 2022
En voyant pour la première fois ce film disparu, j’ai communié avec mon pays, fouillé dans ses entrailles intimes.
J’ai retrouvé ma vieille nation boîtant sur le chemin de la modernité. Elle avait le charme éraflé d’une cousine trop longtemps calfeutrée dans le veuvage. Les malheurs tiennent chaud, surtout l’hiver, à la montagne. Souvenez-vous, quand l’attente et l’ennui rythmaient alors les vies monotones de nos grands-parents. Jadis, on avançait à pas mesurés dans l’existence. Seuls les chuchotements et le craquement du parquet bien ciré accompagnaient les gestes du quotidien. L’horizon semblait comme brouillé et indécis, le gris l’emportait sur le tumulte extérieur. Une certaine raideur morale pesait sur nos intérieurs. L’odeur de potage embaumait les appartements, dès la fin d’après-midi. Le qu’en-dira-t-on dictait la paix des ménages. Les voisins s’épiaient, avec méfiance et une pointe de jalousie. Les épiciers recomptaient, chaque soir, leur caisse et les écoliers s’ennuyaient poliment dans des salles mal chauffées.
Les révolutions étaient si loin, là-bas, à la capitale, dans l’enfer du béton armé et des cités dortoirs. Partout ailleurs, les sous-préfectures assoupies et indifférentes au bruit ambiant temporisaient. Comme si un doigt avait appuyé sur la touche pause. Cet interlude ne durerait pas, les catastrophes étaient en marche. On n’incendiait pas des voitures dans la rue, mais la misère sociale y luisait déjà sous les réverbères. Le pacte bourgeois commençait à se fissurer sous les coups du divertissement-roi et de l’amour libre. Les rêves fous se taisaient, par politesse et par pudeur. On n’exprimait pas son mal-être à la télévision, on le tenait à distance, en laisse, par peur d’importuner les autres. Aujourd’hui, tout doit éclater dans l’hystérie et les cris, le mouvement frénétique est le seul moyen que nous ayons trouvé pour masquer notre errance commune. Au début des années 1970, une part d’innocence était encore possible. La tristesse n’était pas bannie du vocabulaire. Sur l’écran, j’ai revu cette province endormie, le ciel cafardeux, la couleur des vêtements hésitant entre l’ocre et le parme démodé, les avenues commerçantes n’avaient pas encore enfilé l’éclat tapageur de la société marchande, la crise s’approchait et la jeunesse riait de désespoir. Le vieux monde résistait péniblement à l’orage sous les napperons et les édredons.
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Qui mieux que Philippe de Broca (1933-2004), dentelier de la pellicule, pour capturer cette lente désagrégation et en faire briller les mille fragments ? « Chère Louise », son film sorti en 1972 adapté d’une nouvelle de Jean-Louis Curtis fut projeté à Cannes dans l’indifférence et l’aigreur par des professionnels du métier estomaqués par les fausses valeurs. Trop lourds, ces gens-là n’aiment que le clinquant et le truqué, la démagogie et la vengeance, la condamnation et l’esprit de meute. Broca, je l’ai souvent écrit, excellait aussi bien dans la cavalcade échevelée que dans le registre aigre-doux, celui de l’effleurement des sentiments. Il y a un toucher de pellicule chez lui qui devrait être enseigné dans toutes les écoles de cinéma. Aux Amériques, son œuvre est vénérée et sa légende entretenue par des cinéphiles. Alors que chez nous, on ne veut voir dans sa filmographie que l’empreinte d’un bon faiseur rattaché à de grosses productions avec Belmondo, Noiret ou Rochefort en têtes d’affiche. Philippe de Broca avançait sur cette fragile ligne de crête où la sincérité des personnages éclate sans les habituels larmoiements. Même dans la comédie dramatique, il s’autorise des instants de poésie rieuse, en apesanteur, qui viennent serrer le cœur par leur folle audace. On partage son goût pour les chorales, la musique enchanteresse de Georges Delerue et la patte de Dabadie. Ce styliste hors des modes aura été le plus merveilleux distillateur d’une nostalgie bien française et aussi, ne l’oublions pas, l’observateur attentif des méandres du couple. Broca filme les femmes, sans les vampiriser, sans les trahir. Il les filme dans leur vérité nue, cruelle et tentatrice, désordonnée et aimable. « Chère Louise » est le portrait d’une femme à la beauté écaillée, embarquée dans l’amour, bousculée dans ses certitudes et tentant, malgré tout, de ne pas perdre son sang-froid. Une partition admirable de Jeanne Moreau qui, dans les tiraillements, se révèle sublime de justesse et de force. De Dieppe à Annecy, cette professeure de dessin, à la quarantaine molletonnée, va faire la rencontre de Luigi (Julian Negulesco), jeune immigré italien en recherche de stabilité. De cette union improbable et dissonante, affectueuse et déséquilibrante, Philippe de Broca en tire une lettre sensible dont les meurtrissures vous marqueront longtemps. Ce film laisse sur la peau les stigmates de l’émotion pure. « Chère Louise » dans une version restaurée 4K refait surface dans quelques cinémas à partir du 16 mars et dans un coffret DVD. D’ores et déjà, inscrivez cette date sur votre agenda, vous ne le regretterez pas !
Chère Louise, film de Philippe de Broca – Au cinéma le 16 mars en version restaurée 4K et en coffret DVD à partir du 18 mars.
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