Les manifestations de Chemnitz le démontrent: il y a toujours deux Allemagne. Et celle de l’Ouest, à l’image de ses médias, méprise toujours autant celle de l’Est.
« J’aime tellement l’Allemagne que je préfère qu’il y en ait deux », aurait déclaré un jour Mauriac. Presque trois décennies après la réunification, il y en a toujours plusieurs. Celle de l’Est et celle de l’Ouest, mais aussi celle des pro et celle des anti-migrants, celle du camp du Bien et celle du camp du Mal absolu. C’est en tout cas l’image manichéenne que renvoient les médias et les réseaux sociaux allemands.
Ah ça ira, ça ira, ça ira…
Les évènements de Chemnitz montrent de manière spectaculaire à quel point l’Allemagne est effectivement plurielle, et leur traitement médiatique donne une photographie assez nette du paysage mental de l’élite et de sa déconnection du réel. Une tendance qui s’est affirmée dès l’automne 2015, quand toute personne rétive ou simplement sceptique face à la crise migratoire devenait rapidement suspecte de collusion avec les idées d’extrême droite. Les réserves quant à l’intégration rapide de centaines de milliers de personnes issues de cultures diamétralement opposées à la culture allemande étaient vite balayées d’un revers nonchalant de la main sur le mode « Wir schaffen das ! » (« on va y arriver »). Il y avait le camp des bons, les pro-migrants, et celui des autres, que l’on regardait avec une condescendance parfois teintée de commisération.
Bizarrement, en janvier 2016, après les agressions sexuelles de masse de la Saint-Sylvestre 2015 à Cologne et dans d’autres villes allemandes et autrichiennes, les thuriféraires de la politique d’accueil sans conditions sont restés assez silencieux, quand ils n’ont pas cherché à minimiser les faits. Et à chaque fois qu’un meurtre commis par un migrant défrayait l’actualité et déchaînait les passions, nombre d’Allemands s’inquiétaient finalement moins des défaillances récurrentes des autorités, préjudiciables à l’Etat de droit, que des amalgames visant les migrants et de l’instrumentalisation politique qui était faite de ces faits-divers par l’AfD, la droite populiste.
Justice dépassée et indignation préfabriquée
Ce fut le cas avec le meurtre de la jeune Maria L. à Fribourg, assassinée par un Afghan déjà condamné en Grèce, accueilli comme mineur isolé alors qu’il était déjà majeur. Puis avec le meurtre de la jeune Mia à Kandel, petite ville de Rhénanie-Palatinat, tuée à l’arme blanche par son ex petit-ami, un mineur isolé afghan qui avait lui aussi triché sur son âge. Puis avec le meurtre de Susanna Feldmann à Wiesbaden par un migrant irakien déjà soupçonné d’un viol sur mineure dans le foyer qui l’hébergeait. Ou encore, récemment, avec le meurtre d’un médecin à Offenburg, par un migrant somalien. Des affaires retentissantes qui ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Les multiples cas d’agressions sexuelles, de viols, de violences à la personne dévoilent peu à peu le revers de la médaille d’une politique d’accueil trop naïve et dessinent le portrait peu flatteur d’une administration débordée et d’une justice dépassée. Le tout sur fond de déni de réalité de la part du personnel politique, au plus haut niveau fédéral comme au niveau local.
Autant dire que les réactions aux évènements de Chemnitz étaient écrites d’avance. Pourtant, Chemnitz est un point d’orgue dans le processus en cours depuis trois ans en Allemagne. Rappelons les faits : lors d’une fête populaire, trois personnes sont poignardées, l’une d’elles, Daniel H., un Allemand d’origine cubaine, succombe à ses blessures. La suite de l’histoire déroule un scénario hélas bien connu de quiconque suit l’actualité allemande depuis l’automne 2015. Deux suspects, un Syrien et un Irakien sont rapidement appréhendés. Le suspect principal, un Kurde irakien, a un casier judiciaire déjà bien chargé et sort d’une peine de sursis pour violences à la personne. Arrivé en novembre 2015 par la route des Balkans, sa demande d’asile avait été rejetée et il aurait dû être expulsé vers la Bulgarie, où il avait déposé une première demande d’asile.
Une autre Allemagne
Quelques heures après le meurtre, des activistes d’extrême droite mobilisent efficacement leurs affidés et appellent à manifester dans le centre-ville. On rapporte des cas de saluts hitlériens et de chasse à l’étranger. Reste que des milliers de gens pas forcément affiliés à l’extrême droite se sont rassemblés pacifiquement pour rendre hommage à Daniel H. et crier leur ras-le-bol face à la dégradation de leur sentiment de sécurité et au changement de physionomie de leur ville. Angela Merkel avait annoncé que l’Allemagne allait changer avec la crise migratoire. Elle a en effet changé, mais pas forcément en bien, et chaque fait-divers sordide renvoie à l’opinion publique l’image catastrophique d’un Etat de droit impuissant à expulser les fauteurs de troubles, alimentant l’impression du deux poids, deux mesures.
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En Saxe, où l’extrême droite fait régulièrement de beaux scores depuis les années 1990, où l’AfD caracole à 25%, où Pegida, mouvement populiste destiné à protester contre l’islamisation de l’Occident, rassemble chaque lundi depuis octobre 2014 des manifestants sur le modèle des rassemblements pacifiques ayant précédé la chute du mur en 1989, il était évident que la moindre étincelle offrirait une scène idéale aux groupuscules extrémistes, fédèrerait tous les mécontentements et allumerait le feu d’une contestation plus générale, sur laquelle les défaillances de l’Etat de droit ont jeté de l’huile.
« Quiconque s’affiche à côté de néonazis prend congé de l’humanité »
Or, dans nombre de médias comme chez nombre d’Allemands instruits, les faits et la contextualisation de ces manifestations passent au second plan. Le « pas d’amalgame » valable pour les migrants ne s’applique pas aux Saxons, vite assimilés en bloc à des suppôts de l’extrême droite. « Quiconque s’affiche à côté de néonazis prend congé de l’humanité et de la démocratie. A Chemnitz, on peut voir à quel point c’est dangereux », claironne une journaliste du Spiegel Online largement relayée sur les réseaux sociaux. « Qui vote AfD vote nazi », assène une autre journaliste du même journal. Sur Facebook, on voit fleurir des anathèmes contre Chemnitz. « Ici, on a 13:42 à la pendule, et à Chemnitz, 19:33 ». On peut y lire des comparaisons historiques assez douteuses, destinées à rappeler à ces Allemands de l’Est décidément irrécupérables qu’en 1989, c’était eux, les réfugiés et que leur comportement actuel est un crachat à la face de l’histoire.
Je condamne donc je fuis
Certains Allemands de l’Ouest regrettent finalement que l’Allemagne ait été réunifiée, tant leurs concitoyens de l’Est leur font honte. Tout cet argent dépensé pour remettre l’Est à niveau pour ça ? Cela n’en valait décidément pas la chandelle puisque ces gens sont incapables de bien penser… Au passage, presque personne ne relève les origines de la victime. Né de mère est-allemande et de père cubain et donc lui-même issu de l’immigration, Daniel H., produit de la politique d’immigration et d’intégration est-allemande, rappelle que la RDA a eu recours à des travailleurs sous contrats recrutés dans les pays socialistes frères dans les années 1960 et 1970, et que nombre d’entre eux ont fait souche dans leur pays d’accueil. Voilà qui montre aussi que ce fait-divers est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord et qu’on ne peut le réduire à une horde de nazis crachant leur haine des étrangers.
Si l’anathème et le déni de réalité ne sont certainement pas la meilleure réponse à la révolte de nombreux citoyens sommés d’accepter les dommages collatéraux de la politique migratoire allemande sans renâcler, ils permettent en tout cas de ne pas aborder le fond du problème. Angela Merkel a déclaré que la haine dans la rue n’avait pas sa place dans un Etat de droit. A l’heure où la maison brûle, nombre d’Allemands attendent certainement autre chose que des condamnations faciles et des déclarations convenues aussi creuses que le fameux « Wir schaffen das ! » désormais objet de tous les sarcasmes.
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